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LE THÉÂTRE EN SES (NON)-LIEUX

Novembre 1997

  • FENÊTRE SUR COUR
    > Justice et culture : Du concubinage aux justes noces.
  • VILLES ET THÉTRES
    > Une petite fabrique de théâtreFiesta et commotionsAsphalte et métissage à la Villette.
  • FIL D’ARIANE
    >La licence et la loi : L’entrepreneur de spectacle – Le théâtre en ses (non)-lieux« Bruissements du festival ».
  • CHAMPS D’EXPÉRIENCE
    > Artistes et missionnaires : Chantier d’écriture du CNT à la maison d’arrêt d’Avignon avec Leslie Kaplan et Frédérique Loliée du Théâtre des Lucioles / par Nathalie Bentolila  – Dedans, dehors, ou comment en sortir / par Nathalie Bentolila  – Le chantier des mots / par Jean-Jacques Delfour – Des clowns à l’hôpitalUn effet thérapeuthiqueL’art de la ravine.
  • VUE DE FACE
    > « On n’a pas à choisir entre la prison et l’Odéon. »
  • PAROLES CROISÉES
    > Écrire avec son corps
  • AGORA
    > Malaise dans la décentralisationBalayer devant sa porte – L’affiche : Les images et l’« image ».
  • PARTIS PRIS
    > De Scarlett O’Hara à Madame de Sévigné (ou peut-être l’inverse !) – Marie, ou la vie d’une piqueuseCapitalismes comparésLes mots d’une courtisane : Grisélidis Réal – L’homme qui faisait du théâtre : Peter BrookQuatre jumelles à l’eau de roseRoméo et Juliette chez les hommesJeux de Massacre.
  • PAS DE CÔTÉ
    > Un bloc sans faille.
  • SI LOIN, SI PROCHE
    > Beyrouth, septembre 97Crime sans châtiment.
  • ÉDITORIALES
    > La vie Oblique : Henri Ronse et la revue Oblique.
  • LE FIL INVISIBLE
    > Académie expérimentale des théâtres : Le partage du manque.
  • POINTS DE MIRE

Dedans, dehors ou Comment en sortir

Par Nathalie Bentolila

 L’hôpital, la prison et la maison de retraite : que justifie – en dehors de la mode Douste-Blazy qui date déjà de l’automne dernier – que l’on rassemble dans la même commande ces trois institutions ?

Confondre les trois lieux que sont l’hôpital, la prison et la maison de retraite présuppose que l’on reconnaisse un statut commun entre le malade, le vieux et le détenu…Comment les commanditaires et les artistes le définissent-ils ? Ces personnes seraient toutes « exclues » de la ville, victime d’un même « déficit de citoyenneté ». La coupure est réelle, vécue au quotidien, et, ce qui est au moins aussi grave, vécue sur le plan des représentations. Une fois là, on ne peut pas se penser soi-même autrement que comme détenu, malade (c’est-à-dire personne immobilisée subissant un traitement) ou vieux (1). On ne peut nier l’exclusion de fait – la prison est entourée de murs – mais doit-on entériner la coupure mentale par des dispositifs renforçant la symbolique de la captivité ? On peut se demander si le corollaire de la « détention » dans ces institutions, l’exclusion de la parole, est spécifique à ces personnes. Le détenu, le vieux, le malade, sont ceux à qui on ne demande pas leur avis, et qui, à force de ne plus le donner, finissent par ressasser leurs troubles et renoncer à les verbaliser pour autrui. Mais comme le fait remarquer Leslie Kaplan « personne n’est de plain-pied dans s parole ». S’il existe un statut commun, le critère à l’aune duquel on juge de la réussite ou de l’échec d’un projet devrait être le même. Or les témoignages des équipes artistiques de ces « Bruissements » prouvent que ce n’est pas le cas.

Les différences entre les trois institutions désignées s’imposent de façon plus convaincante. L’hôpital et la prison sont des lieux d’expertisation du traitement de la peine et du soin. Pour les « vieux », rien, en dehors de l’indisponibilité croissante des familles et d’une société qui ne supporte plus l’improductivité et le flétrissement, ne justifie qu’on les parque entre eux. De plus, l’hôpital est fait pour soigner, la maison de retraite aménage un espace spécifique pour vieillir ; dans les deux cas le rapport avec les usagers est de collaboration… La prison ne se contente pas de priver de liberté ; elle remplit une fonction d’expiation. L’application de la peine repose sur la violence.

Le véritable point commun, c’est que tous sont usagers de services publics. C’est pourquoi il est déterrninantl pour les artistes et les « populations » en question, de penser séparément ces expériences. Les conséquences de l’amalgame finissent par porter préjudice à tout le monde. La confrontation globale de l’art à la « maladie sociale » crée des cultures sur mesures propres à ces espaces, auxquelles les personnes n’ont ensuite d’autre choix que de se conformer.

Stigmatisation totale des catégories en question : l’argument selon lequel il faut « aller vers les exclus » se retourne contre ses promoteurs. Les artistes, en prenant le parti de la marginalité de ces lieux, entérinent leur coupure avec la ville. Or, dire que la prison, l’hôpital et la maison de retraite sont des morceaux de la société légitime la circulation entre l’intérieur et l’extérieur sans qu’on ait à recourir à un quelconque alibi psychosocial. Une piste, pour donner à ces projets une vraie dimension politique et sortir de l’impasse charitable, serait de poser la dignité des personnes non comme conquête, mais comme préalable. Conséquence de ce renversement : on ne travaillera plus pour les gens mais avec eux.

1. La première objection des personnes âgées « enfermées » lorsque vous leur proposez d’être acteur d’une projet : « Oh, vous savez, on est des vieux, c’est pas pour nous ».

Artistes et missionnaires ? Atelier d’écriture à la maison d’arrêt d’Avignon

Par Nathalie Bentolila

 L’hôpital, la prison et la maison de retraite : que justifie – en dehors de la mode Douste-Blazy qui date déjà de l’automne dernier – que l’on rassemble dans la même commande ces trois institutions ?

 

Confondre les trois lieux que sont l’hôpital, la prison et la maison de retraite présuppose que l’on reconnaisse un statut commun entre le malade, le vieux et le détenu…Comment les commanditaires et les artistes le définissent-ils ? Ces personnes seraient toutes « exclues » de la ville, victime d’un même « déficit de citoyenneté ». La coupure est réelle, vécue au quotidien, et, ce qui est au moins aussi grave, vécue sur le plan des représentations. Une fois là, on ne peut pas se penser soi-même autrement que comme détenu, malade (c’est-à-dire personne immobilisée subissant un traitement) ou vieux (1). On ne peut nier l’exclusion de fait – la prison est entourée de murs – mais doit-on entériner la coupure mentale par des dispositifs renforçant la symbolique de la captivité ? On peut se demander si le corollaire de la « détention » dans ces institutions, l’exclusion de la parole, est spécifique à ces personnes. Le détenu, le vieux, le malade, sont ceux à qui on ne demande pas leur avis, et qui, à force de ne plus le donner, finissent par ressasser leurs troubles et renoncer à les verbaliser pour autrui. Mais comme le fait remarquer Leslie Kaplan « personne n’est de plain-pied dans s parole ». S’il existe un statut commun, le critère à l’aune duquel on juge de la réussite ou de l’échec d’un projet devrait être le même. Or les témoignages des équipes artistiques de ces « Bruissements » prouvent que ce n’est pas le cas.

Les différences entre les trois institutions désignées s’imposent de façon plus convaincante. L’hôpital et la prison sont des lieux d’expertisation du traitement de la peine et du soin. Pour les « vieux », rien, en dehors de l’indisponibilité croissante des familles et d’une société qui ne supporte plus l’improductivité et le flétrissement, ne justifie qu’on les parque entre eux. De plus, l’hôpital est fait pour soigner, la maison de retraite aménage un espace spécifique pour vieillir ; dans les deux cas le rapport avec les usagers est de collaboration… La prison ne se contente pas de priver de liberté ; elle remplit une fonction d’expiation. L’application de la peine repose sur la violence.

Le véritable point commun, c’est que tous sont usagers de services publics. C’est pourquoi il est déterrninantl pour les artistes et les « populations » en question, de penser séparément ces expériences. Les conséquences de l’amalgame finissent par porter préjudice à tout le monde. La confrontation globale de l’art à la « maladie sociale » crée des cultures sur mesures propres à ces espaces, auxquelles les personnes n’ont ensuite d’autre choix que de se conformer.

Stigmatisation totale des catégories en question : l’argument selon lequel il faut « aller vers les exclus » se retourne contre ses promoteurs. Les artistes, en prenant le parti de la marginalité de ces lieux, entérinent leur coupure avec la ville. Or, dire que la prison, l’hôpital et la maison de retraite sont des morceaux de la société légitime la circulation entre l’intérieur et l’extérieur sans qu’on ait à recourir à un quelconque alibi psychosocial. Une piste, pour donner à ces projets une vraie dimension politique et sortir de l’impasse charitable, serait de poser la dignité des personnes non comme conquête, mais comme préalable. Conséquence de ce renversement : on ne travaillera plus pour les gens mais avec eux.

Le chantier des mots

Par Jean-Jacques Delfour

 

Frédérique Loliée, metteur en scène du théâtre des Lucioles explique : « Notre séjour à Avignon a confirmé l’effet de responsabilisation. C’est une rencontre avec des acteurs, un écrivain, dans un atelier d’écriture, jusqu’à la representation : un accès au théâtre par l’écriture et par la pratique de l’écriture (…). Nous sommes vigilants : ne jamais entrer dans une représentation du pouvoir ou de l’autorité mais pour ouvrir quelque chose qui amène responsabilité propre. Mettre l’accent sur la singularité de chacun, de telle sorte qu’une prise de parole soit possible. (…)
« Ce qui serait grave, ce serait d’utiliser d’une manière économique ce qui se passe dans la prison. On a la même exigence avec les détenus qu’avec n’importe quel autre groupe de travail. Nous faisons un montage à partir des textes produits sur les questions d’un personnage de Leslie Kaplan. Ce montage leur est soumis : s’ils trouvent que leurs textes sont mal utilisés, on les modifie. C’est un processus de libre association qui conduit à la fabrication progressive d’un texte. Il s’agit de créer un témoignage. Créer un matériau brut à partir des habitants d’un même lieu.

Le risque de manipulation

L’institution pénitentiaire n’est elle pas tellement puissante qu’on ne puisse la modifier ? La dimension d’expiation n’intervient-elle pas de manière sous-jacente dans la demande de témoignage ? Ce travail ne réinscrit-t-il pas le détenu, sous une forme très acceptable parce qu’esthétisée, dans une fonction de « martyr » (témoin, en grec), et donc de recyclage de la fonction expiatoire à des fins artistiques ? Comme martyrs, il s’agit de les presser afin qu’ils expriment une matière que l’on va ensuite mettre en forme. Le fait qu’ils s’expriment, et qu’ensuite ces témoignages soient mis en forme, ne reproduit-il pas le clivage social et politique qui a conduit ces gens en prison ?
Cependant, cette pression n’est pas une oppression : elle dessine une issue à la prison par le haut : l’esprit et la culture.

Dignité

Dans les prisons, il y a un déni : la subjectivité du détenu qui a quelque chose à faire avec le sens de la peine. Ils sont là pour un délit ou un crime. Le sens de la privation de liberté, c’est la fonction expiatoire. Cette fonction expiatoire est déniée aussi massivement qu’elle est appliquée. Or la prison ne peut être républicaine que si le détenu est respecté dans son humanité et sa dignité : il s’agit de le « réinsérer ». Incohérence grave de l’institution carcérale : l’exclusivité de la punition rend illusoire le retour dans la vie civile. C’est pourquoi aussi elle est à la fois prudente et attentive aux expériences artistiques, parce que elles vont contribuer à résoudre la difficulté.

S’il y a dans l’absolu des personnes détenues, dans le discours commun et les pratiques courantes il y a des détenus… Être détenu, c’est perdre sa dignité. Ce travail d’écriture contribue à leur rendre cette dignité il répond à ce que l’institution n’assume pas, nonobstant ses fonctions républicaines. L’État a un devoir d’éducation et de formation vis-à-vis des populations carcérales. Le risque est que ce travail serve de substitut à une vraie politique de réinsertion. L’activité artistique servirait alors de « cache-sexe » à un abandon de ces publics qui sont d’abord des citoyens.

Sens philosophique

Le “détenu” est par définition passif. Le travail d’écriture, avec des questions de type philosophique, l’invite à l’amorce d’un discours et d’une réflexion. Cela induit un rapport éthique à soi-même : être détenu, mais se tenir, se tenir soi-même dans cette parole, et se tenir à soi-même une parole qui porte sur son propre fondement existentiel : « sur quoi on s’appuie », « pourquoi on parle », etc. Un rapport éthique à soi-même est relancé, qui renvoie à ce sur quoi s’appuient la liberté et la responsabilité : un rapport d’existence à soi-même dans lequel on doit avoir conscience de ce que l’on est.

On objectera que le travail culturel ne peut permettre aux détenus de retrouver une bonne position par rapport à la loi. Ces actions n’ont pas pour effet de les sortir de leur ancienne position de délinquance. D’autant que, dans les prisons, la loi et l’autorité sont présentes sous leur plus mauvais aspect. « Le sens de ce travail, observe Leslie Kaplan, est d’aller à la base – du lien social, c’est-à-dire la parole. Il s’agit de redonner confiance dans la parole et dans son efficacité ».

Ce travail permet de réinstaurer un rapport positif à la loi, dont le fondement est précisément la confiance dans la parole. La loi est toujours celle du langage. Se réinstaller dans le langage comme un sujet qui parle, c’est d’emblée poser l’autre comme celui qui me il répond, comme un interlocuteur, dans un rapport à la vérité et à la parole impliquant une reconnaissance mutuelle. La loi fondamentale qui fonde toutes les lois juridiques, c’est cette loi qui me pose et te pose comme membres d’une même communauté.