Frédérique Loliée, metteur en scène du théâtre des Lucioles explique : « Notre séjour à Avignon a confirmé l’effet de responsabilisation. C’est une rencontre avec des acteurs, un écrivain, dans un atelier d’écriture, jusqu’à la representation : un accès au théâtre par l’écriture et par la pratique de l’écriture (…). Nous sommes vigilants : ne jamais entrer dans une représentation du pouvoir ou de l’autorité mais pour ouvrir quelque chose qui amène responsabilité propre. Mettre l’accent sur la singularité de chacun, de telle sorte qu’une prise de parole soit possible. (…)
« Ce qui serait grave, ce serait d’utiliser d’une manière économique ce qui se passe dans la prison. On a la même exigence avec les détenus qu’avec n’importe quel autre groupe de travail. Nous faisons un montage à partir des textes produits sur les questions d’un personnage de Leslie Kaplan. Ce montage leur est soumis : s’ils trouvent que leurs textes sont mal utilisés, on les modifie. C’est un processus de libre association qui conduit à la fabrication progressive d’un texte. Il s’agit de créer un témoignage. Créer un matériau brut à partir des habitants d’un même lieu.
Le risque de manipulation
L’institution pénitentiaire n’est elle pas tellement puissante qu’on ne puisse la modifier ? La dimension d’expiation n’intervient-elle pas de manière sous-jacente dans la demande de témoignage ? Ce travail ne réinscrit-t-il pas le détenu, sous une forme très acceptable parce qu’esthétisée, dans une fonction de « martyr » (témoin, en grec), et donc de recyclage de la fonction expiatoire à des fins artistiques ? Comme martyrs, il s’agit de les presser afin qu’ils expriment une matière que l’on va ensuite mettre en forme. Le fait qu’ils s’expriment, et qu’ensuite ces témoignages soient mis en forme, ne reproduit-il pas le clivage social et politique qui a conduit ces gens en prison ?
Cependant, cette pression n’est pas une oppression : elle dessine une issue à la prison par le haut : l’esprit et la culture.
Dignité
Dans les prisons, il y a un déni : la subjectivité du détenu qui a quelque chose à faire avec le sens de la peine. Ils sont là pour un délit ou un crime. Le sens de la privation de liberté, c’est la fonction expiatoire. Cette fonction expiatoire est déniée aussi massivement qu’elle est appliquée. Or la prison ne peut être républicaine que si le détenu est respecté dans son humanité et sa dignité : il s’agit de le « réinsérer ». Incohérence grave de l’institution carcérale : l’exclusivité de la punition rend illusoire le retour dans la vie civile. C’est pourquoi aussi elle est à la fois prudente et attentive aux expériences artistiques, parce que elles vont contribuer à résoudre la difficulté.
S’il y a dans l’absolu des personnes détenues, dans le discours commun et les pratiques courantes il y a des détenus… Être détenu, c’est perdre sa dignité. Ce travail d’écriture contribue à leur rendre cette dignité il répond à ce que l’institution n’assume pas, nonobstant ses fonctions républicaines. L’État a un devoir d’éducation et de formation vis-à-vis des populations carcérales. Le risque est que ce travail serve de substitut à une vraie politique de réinsertion. L’activité artistique servirait alors de « cache-sexe » à un abandon de ces publics qui sont d’abord des citoyens.
Sens philosophique
Le “détenu” est par définition passif. Le travail d’écriture, avec des questions de type philosophique, l’invite à l’amorce d’un discours et d’une réflexion. Cela induit un rapport éthique à soi-même : être détenu, mais se tenir, se tenir soi-même dans cette parole, et se tenir à soi-même une parole qui porte sur son propre fondement existentiel : « sur quoi on s’appuie », « pourquoi on parle », etc. Un rapport éthique à soi-même est relancé, qui renvoie à ce sur quoi s’appuient la liberté et la responsabilité : un rapport d’existence à soi-même dans lequel on doit avoir conscience de ce que l’on est.
On objectera que le travail culturel ne peut permettre aux détenus de retrouver une bonne position par rapport à la loi. Ces actions n’ont pas pour effet de les sortir de leur ancienne position de délinquance. D’autant que, dans les prisons, la loi et l’autorité sont présentes sous leur plus mauvais aspect. « Le sens de ce travail, observe Leslie Kaplan, est d’aller à la base – du lien social, c’est-à-dire la parole. Il s’agit de redonner confiance dans la parole et dans son efficacité ».
Ce travail permet de réinstaurer un rapport positif à la loi, dont le fondement est précisément la confiance dans la parole. La loi est toujours celle du langage. Se réinstaller dans le langage comme un sujet qui parle, c’est d’emblée poser l’autre comme celui qui me il répond, comme un interlocuteur, dans un rapport à la vérité et à la parole impliquant une reconnaissance mutuelle. La loi fondamentale qui fonde toutes les lois juridiques, c’est cette loi qui me pose et te pose comme membres d’une même communauté.