Ceux qui connaissent notre journal en ligne L’Insatiable l’ont sans doute remarqué, par les temps qui courent nous n’y annonçons pas que de bonnes nouvelles…
Après d’autres, celui qui fut jadis considéré comme le pays de « l’exception culturelle » est aussi atteint de cette terrible maladie : le thatcherisme aigu. Tina (There is No Alternative) y a bel et bien pris pied et décidé d’avoir la peau de la tendre Tania (There Are Numerous Incredible Alternatives).
Au moment où notre revue fête ses vingt ans, un vent de désastre souffle sur notre pays. Une tempête destructrice qui frappe souvent les expériences les plus intéressantes, les plus audacieuses, les plus propices à faire avancer les consciences, celles que nous pensons urgent de défendre et de soutenir.
Un peu comme si il avait été décidé en haut (?) lieu d’en finir une fois pour toutes avec ces récalcitrantes utopies qui résistent à la marchandisation de notre société. Et comme nos lecteurs le savent bien, cette revue considère les pratiques de l’art comme un puissant vecteur d’utopies. Des utopies nécessaires, indispensables à la survie et au développement de l’être humain, au sens le plus fort de ce mot. Car il ne s’agit pas de défendre l’art et la culture simplement en tant que professions, techniques ou milieu, et encore moins en tant que marché. Il s’agit de défendre une vision du monde et de la place qu’y tient l’être humain. Une vision qui a beaucoup à voir avec des éléments que l’on ne range généralement pas dans la catégorie « art et culture ». Comme, par exemple, ceux touchant aux questions sociales et écologiques dont on voit clairement aujourd’hui, avec les nombreuses « Zones À Défendre » qui constellent la France et le monde, que le poids des symboles qu’ils portent engage l’avenir de notre humanité. Et, bien sûr, ces questions sont intimement liées.
N’est-il pas grand temps – dans une conception non marchande de notre présence au monde – de prendre conscience, collectivement et publiquement, de l’importance majeure de l’usage de ce que nous appelons les « outils du symbolique » pour ce qui est de la construction, individuelle et collective, d’un être humain digne de ce nom ?
Pour le dire d’un mot : si nous parvenions, malgré les menaces qui pèsent, à « sauver la planète », par quels humains serait-elle habitée ? D’humains munis d’un imaginaire nourri en permanence d’art, de culture, de relation, ou, dans une perspective transhumaniste, d’ersatz d’humains réduits aux seules fonctions de producteurs-consommateurs, de plus en plus proches de la robotisation ?
Répétons-le : nous en sommes, sur ces questions, à peu près au même moment historique qu’il y a une cinquantaine d’année les amis de René Dumont. Nous ne parvenons pas à faire entendre publiquement le caractère absolument crucial des enjeux portés par ces outils du symbolique, que le mot « culture » ne suffit pas à définir… Et pourquoi ne suffit-il pas ? Pour plusieurs raisons, dont la plus importante je crois, est que ce mot, employé dans un contexte imprégné d’élitisme, clive d’emblée entre ceux qui « en sont » et les autres. Employé devant des personnes mal pourvues, dirait Bourdieu, en « capital symbolique », il semble les exclure, et il renforce chez ceux qui pensent « en être » le sentiment d’appartenir à une élite. Or, ce n’est évidemment pas du tout de ça que nous parlons lorsque nous évoquons cet outil de connaissance partagée, uniment pourvoyeur d’émotion de sens et de savoir collectif, que doit être le geste artistique.
Et pendant ce temps la situation s’aggrave. Les choses sont rendues extrêmement difficiles, de tous côtés, de toutes part, insidieusement ou brutalement suivant les cas. Pour ce qui concerne une publication comme la nôtre, la question de la diffusion est cruciale, celle de la visibilité aussi et tout cela coûte de l’argent, que nous n’avons pas. Nos amis de la coordination des médias libres qui luttent pour une presse hors circuit marchand, en savent quelque chose. Tout cela nous fragilise, nous qui avons fait le choix de ne pas laisser corrompre nos idéaux. Depuis vingt ans nous avançons contre le vent en nous payant fort mal quand nous pouvons le faire, en cherchant à trouver d’autres alliances, d’autres soutiens, de la part de ceux qui comprennent que ce que nous tentons de faire, nous ne le faisons pas pour notre profit, mais, à notre mesure, pour l’ensemble de la société.
Car nous considérons avec inquiétude le retard terrible de prise de conscience de l’importance fondamentale de ces outils du symbolique. Une conscience qui, paraît-il – du moins dans les instances du pouvoir – n’a plus cours. Nous avons longtemps tenu, malgré tout, contre vents et marées, grâce à nos lecteurs, à de précieux amis et aussi à quelques volontés politiques… Existent-elles encore ? Ont-elle encore un poids ?
Alors nous sommes, nous aussi, touchés par la fameuse « politique d’austérité ». Une austérité qui, comme on sait, ne s’applique pas à tous les secteurs de la société, mais de préférence à tout ce qui, traitant des choses de l’esprit, parvenait plus ou moins jusqu’ici à échapper à l’obligation de rentabilité. Ainsi, nos moyens, qui avaient depuis quelque temps beaucoup diminué, deviennent insuffisants. Il nous faut donc inventer une nouvelle méthode pour que cette revue et son équipe puissent poursuivre leur travail essentiel.
Voici ce que nous avons décidé : une partie du numéro 101 est imprimée, une autre se trouve sur notre journal en ligne L’insatiable (où vous pouvez laisser vos commentaires) pour lequel nous offrons un accès gratuit aux abonnés de la revue. C’est la condition économique de notre survie. Peut-être cela sera-t-il aussi une occasion d’inventer une nouvelle forme de relation à nos lecteurs.
Nicolas Roméas
Extrait de l’éditorial du numéro 101 de Cassandre/Horschamp (printemps 2015)