Archives de catégorie : extrait 1

DE LA SOCIOLOGIE AU THÉÂTRE (épuisé)

Février 1996

  • FENÊTRE SUR COUR
    > De la sociologie au théâtre, fidélités et trahisons : La misère du monde sur scène/Entretien avec Patrick Champagne, sociologue à l’INRA, professeur à l’EHESS et ancien collaborateur de Pierre Bourdieu.
  • LE FIL D’ARIANE
    > Chemins d’auteurs : Impasses et labyrinthes.
  • HORS CHAMP
    > Un théâtre de proximité.
  • VU DE FACE> Joël Pommerat, auteur-metteur en scène de la Cie Louis Brouillard.
  • BRÈVES
  • PAROLES CROISÉES
    > Gildas Milin/Vincent Ravalec/Entre l’écrit et le cri.
  • PARTIS PRIS
    > Peter Brook – Le cri du Caméléon à la Villette, sous chapiteau – Un pur moment de rock’n roll.
  • UNE VILLE, UN THÉÂTRE
    > Nadine Varourtsikos à Epinay-sur-Seine/« Il faut vouloir changer le monde, mais il faut pouvoir parler aux êtres ». Entretien réalisé par Hélène Kuttner.
  • AGORA
    > Si j’étais ministre de la culture : Mon plan pour le théâtre/par Jacques Livchine.
  • ÉDITORIALES
  • POINTS DE MIRE
  • CARNETS > Petit journal de bord d’une accro

Un théâtre de proximité

Par Géraldine Valia

Thérèse Berger dirige depuis un an le théâtre Simone Signoret de Conflans Sainte-Honorine. La saison 95/96 offre une programmation où se mêlent défis et têtes d’affiche Quand Primo Levi côtoie Guy Bedos, quand le théâtre de figures revient sur le devant de la scène, quand les comédiens s’immiscent dans le appartements, quand on refait le monde artistique aux cafés littéraires, quand les spectateurs deviennent acteurs, c’est déjà plus qu’un théâtre, c’est un fait de société.

 

Au cœur d’une agglomération de trente-deux mille habitants, le Théâtre Simone Signoret compte aujourd’hui, hors scolaires, mille trois-cent abonnés. D’une capacité de sept cent places, la salle a accueilli huit mille spectateurs au cours des deux dernier mois de l’année dernière. Un résultat dû à la volonté et à la politique de Thérèse Berger et des six membres de son équipe. Thérèse Berger rend aux parades un sens social. « Un théâtre, dit-elle, doit être tout à la fois lieu de plaisir, de discussion et de convivialité dans la ville. Il est important que les habitants jouissent pleinement d’un spectacle qui les fera aussi réfléchir. »
Au cœur de l’agora, les langues se délient, les débats vont bon train. Le théâtre Simone Signoret a pour dessein avoué de réinventer la notion de forum, de donner la parole aux acteurs de la ville, en lançant sur la place publique des thèmes aussi polémiques et complexes que l’Algérie, le Sida, le tiers-monde, la volcanologie…
Le 24 octobre dernier, le dramaturge algérien Slimane Benaïssa est venu parler. « C’était en pleine période d’attentats, » se souvient Thérèse Berger. « Malgré l’inquiétude générale, cent-vingt personnes sont venues poser des questions sur des problèmes aussi divers que la langue, la culture ou le droit des femmes. Ce débat répondait à notre urgence de citoyens du monde. Il est important qu’une petite ville de banlieue ait de telles discussions… » Le 2 décembre s’y produisit un travail autour du Sida, mené par la compagnie Théâtre and Co. Les acteurs présentaient un scénario intégral, puis le rejouaient en proposant au public d’intervenir. Sous les yeux de parents intimidés, de nombreux lycéens se manifestèrent. Ce soir-là, quelque chose s’est déclenché dans les familles. « Théoriser un problème du fond d’un fauteuil est une chose, mais être en situation d’argumentation de manière ludique est un atout pour affronter la réalité… »
Thérèse Berger tient à diriger un espace de convivialité. Quitte à briser le rapport scène-salle, autant aller jusqu’au bout et changer de décor. À l’occasion, elle fait installer des petites tables, pour une soirée cabaret, ou un café littéraire. « Il faut étonner les gens… Nous tentons de créer ambiance chaleureuse où chacun se retrouve autour d’une boisson et de quelques gâteaux. » La coupe et les lèvres de Musset, joué par la compagnie Appellation Théâtre Contrôlée, a fait l’objet, le 14 novembre, d’un de ces cafés littéraires. Dominique Lurcel et son public y ont confronté leurs points de vue sur le romantisme. Un mois plus tard, Thierry Roisin, metteur en scène d’Antigone, s’est prêté au jeu.
Pour avoir lieu quelques jours après les représentations, ces rencontres veulent éviter les pièges du commentaire à chaud et de l’anecdote. « Le public vient en ayant lu la pièce ou des ouvrages autour de l’auteur. Il est arrivé que certains lisent des textes au metteur en scène. Le public de théâtre doit ressembler à celui de l’opéra qui a en tête le livret et plusieurs interprétations. » Les metteurs en scène ont affaire à un public « ordinaire » mais connaisseur, préparé.

Si j’étais ministre de la culture. Mon plan pour le théâtre / Par Jacques Livchine

Jacques Livchine, animateur du Théâtre de l’Unité et codirecteur, avec Hervée de Lafond du Centre d’Art et de Plaisanterie, la scène nationale de Montbéliard, nous a écrit. Faites comme lui. Envoyez-nous réactions et propositions. Nous les publierons dans la mesure du possible.

On vit des moments merveilleux depuis une quinzaine d’années.
L’État et les villes mettent la culture au premier rang de leurs préoccupations.
Vu de l’étranger, la France paraît être une véritable fourmilière artistique, des troupes un peu partout sillonnent le territoire, des milliers d’œuvres sont créés chaque année. Toutes les villes veulent avoir un festival.
On peut même, ce qui est mon cas, quitter les Assedic, continuer de faire des mises en scène, faire le comédien tout en étant directeur d’une institution qui nous assure des gages permanents totalement indépendants des succès que l’on obtient
C’est le rêve, c’est l’Éden. Tous les matins, j’y pense et je n’y crois pas.
Il est de bon de ton, dans nos milieux de culture, de traiter les ministres de tous les noms, de leur faire porter tous les noms, de leur faire porter tous les maux, de critiquer, de faire la mauvaise tête, de dire qu’ils n’y connaissent rien.
Après une douzaine d’années d’un bon Ministre – jamais on ne me fera dire le moindre mal d’un Ministre qui nous a accordé sa confiance en quadruplant notre subvention dès son arrivée – celui qui lui a succédé a eu un peu de mal à inventer quelque chose de neuf, question de temps. Mais tout de même, Toubon a protégé le magot de la culture. C’est déjà bien.
Douste-Blazy tâtonne, mais on ne peut pas tout de suite avoir des idées sur tout. Après d’énormes sueurs froides et des tentatives de « vol à l’arraché » des subventions, il s’en est sorti, peut être pas indemne… (Il n’a pas été très performant sur la Sécutité Sociale. Il aurait dû clamer à la Chambre des députés que le théâtre fait considérablement diminuer la consommation de tranquillisants et que grâce à son développement on ferait des économies appréciables.)
Moi, Jacques Livchine, artiste français ayant touché sa première subvention en 1971, imaginateur en chef d’une Scène Nationale, metteur, acteur, illuminateur, rêveur, je fais quelques propositions d’urgence. Car la carte de France de la culture est inadéquate. Et le sens philosophique de la subvention d’État est perdu depuis trop longtemps.

DE LA SOCIOLOGIE AU THÉÂTRE, FIDÉLITÉS ET TRAHISONS

Patrick Champagne

Propos recueillis par Nicolas Roméas

Patrick Champagne est sociologue à l’INRA et auteur de plusieurs ouvrages, portant notamment sur la construction de l’opinion dans la société contemporaine. Il est aussi coauteur de l’ouvrage collectif La misère du monde issu d’un travail d’investigation sociologique mené sous la direction de Pierre Bourdieu, qui donna récemment lieu, comme on sait, à un certain nombre de realisations théâtrales, présentées entre autres au Théâtre de la Tempête.


Cassandre :
En dehors de ce que fait Armand Gatti, le théâtre ne tente plus guère aujourd’hui d’intervenir directement dans la société, comme il a pu le faire dans les années soixante-soixante-dix. Il se sert ici d’un travail d’analyse sociale pour le donner en pâture à la méditation des spectateurs, comme si notre rapport au monde réel ne pouvait plus se faire qu’au stade de la réflexion, au deuxième degré. Quel regard portez-vous sur les diverses opérations d’alchimie sociologico-théâtrale où les paroles recueillies deviennent matériau pour des fins artistiques, non-scientifiques (même si l’art en question concerne aussi de très près la société, nous renseigne sur le monde où nous vivons et sur qui nous sommes) ?
On peut trouver excessif, dans une période où l’on ressent fortement le désir d’un langage vraiment contemporain, qu’une équipe de sociologues, aussi talentueux soient-ils, puissent sembler remplir ce vide relatif d’auteurs parlant d’aujourd’hui avec une langue d’aujourd’hui…


Patrick Champagne :
Le phénomène reste quand même assez limité dans le champ du théâtre. Et je pense par ailleurs que ce n’est pas un hasard si c’est cette sociologie-là qui a inspiré ces metteurs en scène.
Il y a sans doute une envie de faire la même chose avec des moyens propres à chacun.
Réaliser des entretiens comme ceux qui ont abouti à La misère du monde, c’est essayer de réfléchir aux conditions sociales nécessaires pour que puisse émerger une parole « authentique ». Le travail consistait à « faire sortir » des choses qui ne peuvent pas se dire facilement.
Tout se passe dans le monde social pour que les gens aient le plus souvent un discours d’emprunt ou un discours de façade, il fallait donc créer les conditions pour qu’un discours « vrai » puisse sortir, que puissent émerger des éléments qui se trouvent à l’état de refoulé dans l’esprit des gens.
Il s’agit moins dans ce cas d’entretiens que de « dialogues sociologiques ». De situations proches de la maïeutique socratique. Une particularité importante de ce travail, qui explique peut-être l’intérêt que des non-sociologues ont pu y trouver, c’est que ce sont des entretiens de fin d’enquête. C’est à dire dans lesquels le sociologue sait beaucoup de choses sur la personne interrogée. Ces dialogues ont été menés après que nous ayons accumulé des informations sur la trajectoire sociale des personnes interrogées et sur le contexte, de façon à pouvoir comprendre les interactions entre la personne et ce contexte.
Cette façon de mener les entretiens peut aussi faire penser au travail de la psychanalyse : une personne travaille avec une autre personne en difficulté pour produire quelque chose, pour entendre ce que « ça » dit. Cela n’a rien à voir avec les enregistrements « standard » que les sociologues réalisent le plus souvent. On comprend peut-être mieux l’affinité qui existe entre cette démarche et celle du théâtre : il s’agit dans les deux cas d’un travail de création.

Nadine VAROUTSIKOS à Épinay-sur-Seine

Nadine Varoutsikos

« Il faut vouloir changer le monde, mais il faut pouvoir parler aux êtres »

Propos recueillis par Hélène Kuttner

« Un phare allumé dans la ville », telle est l’image que souhaite donner Nadine Varoutsikos à la « Maison du Théâtre et de la Danse » qu’elle dirige depuis janvier 1995. Pour cette « femme de terrain », (pour reprendre le titre de la pièce d’Olivier Dutaillis proposée justement dans ce même lieu) chez qui la passion va de pair avec l’exigence, la base de toute action culturelle est la formation du public, divers et multi-etbnique. Elle revendique au sein d’une zone sociale difficile un travail sur des textes du patrimoine, et souhaite faire du théâtre, « redescendu de son piédestal, l’outil le plus précieux de l’intégration, de la participation de tous à la vie de la cité ».
Comédienne formée pr Jerzy Grotowsky, Catherine Dasté et le Centre Américain, Nadine Varoutsikos fait ses débuts dès 1974 avec le groupe AGIT, avant de developer des ateliers de théâtre amateur à Épinay. En 1985, elle devient chargée de mission pour le théâtre, puis lance en 1991, avec Marine Broudic, le projet de la M.T.D. Pierre Vial, Pierre Debauche, Nada Strancar, Madeleine Marion et d’autres viennent soutenir la démarche, d’où naissent des spectacles aussi différents que l’Henri VI adapté par Jean-Louis Bauer, Colomb de Jean Métellus ou Courtefeyche et Labideau présenté dernièrement.
Entretien avec la maîtresse de maison d’un lieu qui se veut ouvert de 9 heures du matin à minuit.

Cassandre : Nadine Varoutsikos, parlez-nous de la naissance de ce lieu. À quel désir, ou quelle nécessité, obéissait-elle ?

Nadine Varoutsikos : C’est une ancienne M.J.C. qu’on a rénovée en 1993, grâce aux crédits de l’État, de la Région et de la Ville. Depuis dix ans j’animais beaucoup d’ateliers à Épinay, avec à peu près 200 élèves, enfants, adolescents et adultes, qui participaient à des créations de théâtre amateur, mais aussi professionnel. À cela s’ajoutaient des stages dirigés par des gens qui nous ont soutenus dès le début, en général très proches d’Antoine Vitez : Pierre Vial, parrain de cette maison, Nada Strancar, jean-Yves Dubois, Madeleine Marion… un certain nombre d’acteurs qui nous ont aidés. Le principe du travail reposait d’abord sur la formation du public, pour aller ensuite vers la diffusion et la creation. Le principe de départ, c’est la rencontre avec les habitants par tous les moyens possibles et imaginables, pratique du théâtre, résidences d’auteurs, tout une série d’actions destinées à faire d’un lieu un véritable théâtre-citoyen. Au départ j’étais comédienne-metteur en scène, je venais de la région d’Argenteuil, Sarcelles, et j’ai beaucoup travaillé dans les années 70 avec le groupe AGIT. Puis je suis venue m’installer à Épinay, où j’ai d’abord commencé à travailler avec des gamins en difficulté, des délinquants, puis dans les écoles. En partant de cette M.J.C., on a fait une proposition à la mairie qui nous a aidés à monter le projet. À l’époque le maire, Monsieur Bonnemaison, s’occupait beaucoup de prévention et de délinquance. Il m’a permis de faire un premier spectacle en 1985, Mississippi, un opera-rock monté avec 25 jeunes, qu’on a joué pendant trois semaines, avec le chorégraphe Quentin Rouillé et Patrick Abrial.

Avec uniquement des amateurs ?

Et des jeunes de mes ateliers. Il y a toujours un mélange de jeunes, d’adultes et de plus vieux, des gens de toutes les couleurs et de toutes cultures dans mes spectacles. Cette création a fait que la mairie m’a soutenue ensuite, et j’ai pu continuer à travailler en ateliers, à faire un travail de plus en plus présent dans les écoles et avec les gens. Ensuite, avec Marine Broudic, qui était à l’époque directrice de la M.J.C., on a monté le projet de la Maison, moi avec mes élèves, elle avec sa volonté de créer un lieu culturel. La municipalité nous a soutenues, ainsi que la D.R.A.C. jusqu’en 1993, année de sa naissance.


Il n’y avait aucun théâtre ?

Non. Il y avait des lieux, mais il nous fallait un asile, un toit. Il fallait un lieu référencé dans une ville un peu dortoir où il n’y a plus de cafés, une maison qui reste ouverte tous les soirs jusqu’à minuit. Comme les ateliers fonctionnent en permanence il y a toujours du monde, même quand il n’y a pas de spectacle. L’idée, c’est que le théâtre soit une espèce de phare, allumé dans la ville même si tout est fermé. Qu’il n’y ait qu’un seul lieu qui soit ouvert, le théâtre.