Par Thomas Hahn
Un bon spectacle tout public, selon ma définition parfaitement égoïste, est un spectacle
qui me passionne autant que les enfants. Après tout, la réussite formelle et la profondeur
du propos ne connaissent pas d’âge. C’est comme ça depuis Grimm, voire depuis les mythes.
Le rôle des artistes contemporains est d’interroger les principes de justice dans lesquels l’enfant se reconnaît naturellement. Ce n’est pas Edward Bond qui dira le contraire (1).
En vertu de quelle directive l’adulte serait-il seul capable d’apprécier
le chant lyrique, les arts plastiques, l’abstraction d’une danse d’ombres
ou le théâtre gestuel ? Confronter l’enfant à la diversité des expressions, c’est déjà lui donner quelques armes pour une pensée critique, armes qu’on se doit d’entretenir jusqu’au dernier jour.
À partir de trois ans, les jeunes peuvent rencontrer le chant lyrique
avec la compagnie Poursuite et Flora, chanteuse d’Opéra. La soprano Dorothée Goll interprète l’histoire du même titre (2). Flora, mère de trois petites filles, tente de réconcilier carrière et famille. La conteuse-chanteuse-comédienne interprète tous les personnages mais se place dans la perspective des trois filles du couple, use de l’humour pour grossir légèrement le trait. Aucune musique n’étant prévue, sa liberté était totale pour adapter l’histoire en chantant des extraits d’arias, un tango,
Kurt Weill, du traditionnel russe, du jazz… Une liberté devant la tradition qui, dit-elle, « rend le lyrique plus recevable ». Les connotations bourgeoises sont éliminées, le chant devient forme pure, et pur plaisir. Sans décor, le spectacle se joue dans des petites salles où la voix touche littéralement le spectateur. Pas besoin de friandises visuelles pour capter les enfants. Dans la sobre mise en scène d’Albert Saxer, le déchirement de Flora les sensibilise au fait que leurs parents aspirent, eux aussi, à s’épanouir. Au-delà de la pop et du rap, une vraie culture musicale n’est pas synonyme d’ennui, mais source de plaisir. Le rôle du père, l’altérité (Flora est invitée à chanter en Chine), le chant, autant de questions à débattre sans lourdeurs pédagogiques.
Connue pour des explorations d’architecture et nature en danse-escalade, la compagnie Retouramont propose aux 3-8 ans un spectacle de salle, basé sur les techniques d’ombres. Sans fil narratif, sans couleurs ni décor. Traversée d’ombres joue sur l’ambiance, la fascination des silhouettes, le mystère. Rien de bavard dans la démarche. On décline le rapport acteur-ombre à l’infini. La première image peut évoquer les sables mouvants du désert. Les disparitions des personnages dans le sol intriguent. L’écran levé, on aperçoit sur le plateau nu projecteurs et autres accessoires qui éveillent la curiosité. Pendant quelque temps, les trois personnages tournent dans l’air, en position horizontale, tels une hélice. Cette Traversée d’ombres met en mouvement le rapport à l’ombre, à l’autre en soi. Elle est un exercice d’épure, ludique et spirituel, non sans trouble. Tout simplement un rempart contre le matraquage visuel et publicitaire.
(1) « Cette innocence radicale est l’énergie motrice de la civilisation humaine. La justice est la seule notion qu’il est inutile d’enseigner aux enfants. […] Seul le travail avec les jeunes me permet de poser des questions radicales sur l’existence. » In « Cette étrange joie de mourir », entretien avec Edward Bond, Cassandre/Horschamp n° 51, pp. 36-38
(2). Agnès Bertron, Flora, chanteuse d’opéra, Bayard Jeunesse, collection Les belles histoires.