Extrait de l’éditorial de Nicolas Roméas

« Comment imaginer une autre Europe que celle qui nous est proposée aujourd’hui en tenant compte des enjeux portés par l’art et la culture ? Question très difficile. Il faut pour y répondre que certains postulats de base soient entendus. Proposons une ébauche.

D’abord en comprenant que ce dont nous parlons ne se réduit ni à un simple facteur « d’attractivité des territoires » ni à une activité économique comme une autre qui trouverait dans sa rentabilité la justification de son existence et de sa nécessité. Ces vocabulaires et ces discours de renoncement aux valeurs immatérielles que nous défendons, véhiculés avec les meilleures intentions par d’éminents responsables culturels français (comme la précédente ministre), sont de puissants obstacles à une prise de conscience générale de l’importance fondamentale de ces enjeux. […] Or, l’actuel système de « gouvernance » européenne qui assène ses désastreux diktats de « concurrence libre et non faussée », et qu’on a pu voir à l’œuvre face aux difficultés de la Grèce, est l’un des plus dangereux transmetteurs de cette confusion.

Ensuite, en ralliant à notre cause ceux qui, parmi les militants politiques – gens réellement de gauche et écologistes sincères –, sont conscients du fait que combattre la cupidité des puissants et lutter pour « sauver la planète » n’aurait pas beaucoup de sens s’il ne s’agissait avant tout de défendre l’humain ! […] Notre combat est le même, mais nous ne le savons pas encore car beaucoup est fait pour diviser les luttes… Il faut donc le dire et le répéter sans relâche : pas de lutte sociale ni d’écologie cohérente et digne de ce nom sans une prise en compte de la formation des individus à la responsabilité, à la curiosité, à la sensibilité, au goût de l’autre et de la différence. Donc à l’art et à la culture.

Enfin, en prenant en compte ce fait essentiel : toute culture digne de ce nom – et la nôtre est marquée par les dialogues et la maïeutique de Socrate – est le fruit de rencontres, de croisements, de chocs, de frottements, de désaccords, de conversations, de relation à l’autre. Et, comme l’a écrit Édouard Glissant, ce que ces rencontres peuvent produire de meilleur s’apparente à un processus de créolisation. Un processus aux résultats imprévisibles et variés qui n’a rien à voir – c’en est même l’inverse à peu près exact – avec le mélange affadissant, standardisant, que des industries culturelles sous influence nord-américaine font plus que proposer, imposent sur l’ensemble de la planète, afin de confiner l’imaginaire des peuples dans une sorte de vaste galerie marchande où la marge d’action se réduit à deux gestes : produire ou consommer. Les outils et les univers du symbolique que nous défendons ne sont pas d’un ordre binaire. Ce qui est efficace en eux, c’est précisément le peut-être, l’inachevé, l’interaction, la tension entre des pôles qui met en marche et ouvre les imaginaires. C’est leur principe actif. »