À l’heure où tout vacille
C’est entendu. Sans doute la France s’en sort-elle mieux que d’autres, vaccinée d’un mal qu’elle méconnaissait, et elle n’a plus aucune excuse pour l’ignorer. Ce que nous avons subi, c’est une épreuve du feu, une ordalie. Il fallait peut-être en passer par là, mais, maintenant que nous connaissons la nature du mal, il faudra ne pas l’oublier. Ce mal a laissé des traces, des blessures, une plaie profonde dans notre regard sur le monde et des germes de catastrophes futures. Beaucoup de vaisselle culturelle cassée, beaucoup d’âmes blessées. Une mauvaise brèche ouverte dans les esprits, des esprits faibles, affaiblis, par où le pire peut s’infiltrer.
Ce qui s’infiltre, c’est l’abandon de l’effort vers l’humain. Ce qu’on appelle culture. Les Rroms encore stigmatisés, maltraités, pas toujours par ceux que l’on croit. Une extrême-droite « décomplexée » et cynique qui gagne du terrain. Et dans nos écoles des livres d’histoire récemment concoctés qui font l’éloge du libéralisme et nient l’apport du mouvement socialiste.
Dans le monde entier, la déshumanisation de l’humain porte ses fruits mortels. Des signes de barbarie inusités et plutôt effrayants se manifestent, aux USA d’abord comme c’est toujours le cas, puis ailleurs peu à peu, lugubres métastases. Ce sont des catastrophes pires que celles qui s’abattent depuis des décennies sur le climat, sur la Terre, ce qu’on appelle l’environnement, et qui contribuèrent à la prise de conscience tardive de l’urgence écologique. Ces catastrophes touchent cette fois directement l’être humain. Favoriseront-elles la prise de conscience mondiale d’une urgence culturelle ?
Cette barbarie ne surgit pas du néant, elle est liée à un régime politique théorisé par des idéologues comme Friedrich von Hayek et Milton Friedman, qui prônaient l’avidité et l’égoïsme comme moteurs des sociétés humaines et ont fortement inspiré les premiers gouvernements ultralibéraux des années quatre-vingt. La fin de l’humain, là est leur impatience, leur rage. Leur ennemi, ce vieux cerveau sophistiqué qui a mis des milliers d’années à se construire. La fin de toutes ces circonvolutions complexes, inutiles à leurs yeux, qui créent des langages, de la pensée, de l’émotion fine, de l’art, du symbole, de la relation, de tout cela qu’ils croient inutile, de l’humain.
On perd du temps.
Alors, pour contrer une telle catastrophe planétaire, il nous faut plus, sans doute, qu’un nouveau gouvernement. Évidemment indispensable, mais très loin d’être suffisant.
Il faut faire entrer une nouvelle catégorie dans les esprits, tous les esprits, pas seulement ceux des politiques, pas seulement ceux de ce qu’on nomme l’« élite », tous. Et cette catégorie, c’est justement celle de l’esprit. Non l’esprit considéré comme une chose rare que seule détient une minorité bienheureuse, non ce bibelot superfétatoire, affecté, luxueux, prenant la poussière sur la haute étagère où le rangea notre vieille monarchie. Non. En considérant que l’on parle du plus fondamental des fondamentaux. La pierre qui a servi, sert et servira à fabriquer l’humain.
Si le peuple de France s’est momentanément débarrassé du pire, il lui faut impérativement être solidaire de ceux qui, partout dans le monde, subissent les mêmes attaques. L’adversaire juré des ultralibéraux, c’est ce qu’on appelle la culture, tous les outils du symbolique. Et ils feront tout, ici comme ailleurs, pour détruire ces outils. Pour que la leçon serve à quelque chose, ce vieux pays d’Europe, le pays de Victor Hugo, doit devenir l’une des locomotives de la résistance et de l’invention contre ce fléau qui inonde la planète depuis ses succursales locales.
De nombreux drames secouent le monde, les révolutions arabes traversent un moment extrêmement douloureux. Nous en reparlerons ici. Si nous avons décidé aujourd’hui de nous focaliser sur le combat des étudiants du Québec, c’est qu’il est très important de marquer notre soutien à ces frères d’Amérique décidés à ne pas laisser leur culture se perdre dans l’océan « libéral » anglo-saxon qui menace de la submerger. Il faut utiliser ce moment de répit pour leur manifester une solidarité sans faille.
Le combat que mène aujourd’hui la jeunesse québécoise contre Charest ne concerne évidemment pas seulement la hausse des frais d’inscription aux universités, rappelle Gabriel Nadeau-Dubois, porte-parole des étudiants. Il y a la question cruciale de la liberté d’expression des citoyens, mais au-delà il s’agit bien, comme ce fut le cas chez nous avec les manifestations contre le nouveau régime des retraites, d’une vision de la société qui s’oppose à une autre. À celle, par exemple, d’une ministre de la Culture, Christine St-Pierre, qui ose associer à la violence le port du carré rouge par des étudiants pacifiques qui subissent un matraquage effréné…
Oui, leur adversaire actuel est bien le même que celui que nous avons subi et qui est encore là, à l’affût, guettant la moindre occasion de resurgir. Pour nous, pour eux et pour l’humanité, être solidaires est une obligation absolue.
Nicolas Roméas