Dissonances concertées/Entretien avec Nicolas Frize

Propos recueillis par Valérie de Saint-Do

Comment « travailler politiquement » avec la musique contemporaine ? Comment placer les gens au cœur du dispositif dans une discipline perçue comme « pointue » et élitiste ? Ces questions, Nicolas Frize s’y frotte depuis des années. Les gens, les espaces et les objets sont au cœur de sa composition musicale. Six villes de Seine-Saint-Denis accueillaient récemment Êtres, sa dernière création, élaborée avec une centaine d’habitants de chaque commune. Êtres est née d’une belle ambition : aborder musicalement la question de l’étranger et de l’altérité. Les réponses, multiples, interviennent dans la scénographie du concert où la relation de l’auditeur avec la musique oscille entre proximité et étrangeté.

Où l’on s’interroge sur la solitude du musicien

Je ne différencie pas mon travail de la démarche politique menée par des artistes d’autres disciplines, comme Guy Bénisty par exemple1… Quand je partage une résidence avec le Théâtre de l’Unité2, on travaille dans la même direction, et j’oublie que je fais
de la musique contemporaine !
La musique contemporaine est multiple. La jeune génération travaille depuis longtemps avec des objets sonores atypiques, de plus en plus avec les espaces, mais la composante politique du travail est absente. De manière générale, les musiciens sont loin du politique.
Le milieu des compositeurs, des ingénieurs du son, des producteurs de musique techno est composé de gens « à la marge ». Notre matière, les sons, est faite de variations de pression atmosphérique, de molécules qui bougent : de l’invisible ! La musique est immatérielle : on compose avec ce qui ne fait que passer, qu’on ne peut retenir. Cette incroyable abstraction de notre travail ne lie pas les musiciens au concert collectif, entendez la société, les luttes, l’engagement… Beaucoup de confrères sont chez eux toute la journée à écrire, écrire, écrire. Ça les sacralise. Comme ils sont rares, ils sont chers, donc chéris ! Il y en a même que l’on appelle « maître ». Ça m’est arrivé…

Où l’on admet que la musique est mortelle et la volonté de la fixer, une vanité

Nos travaux sont liés aux espaces, aux lieux et au temps, ils sont infixables. Ça nous ravit, qu’ils ne puissent pas être transformés en objets ou en produits !
J’ai fait de la mortalité des pièces un outil de travail. L’association s’appelle Les Musiques de la boulangère : c’est important de faire son pain tous les jours, de le voir rassir et de devoir le refaire. Je pars de la notion de pétrissage. Cela restaure la nécessité du souvenir : paradoxalement, l’enregistrement nous autorise à oublier. Il est important de mener un projet avec des gens, dans la durée, dans la profondeur. Et de tout recommencer le lendemain. C’est comme une lutte : peut-on imaginer que des ouvriers enregistreraient une conquête sur un CD ?
L’expérience physique du spectateur est très importante dans ce travail, la fixer, ce serait la tuer… Je ne vais pas briguer l’immortalité en oubliant le travail demandé à l’auditeur… C’est une démarche de transformation sociale : les gens sont invités à modifier leurs horaires, à sortir, à participer… Tout cela ne doit pas être nié par un produit.