Mutations dans l’espace public : Entretien avec Patrick Bouchain

Propos recueillis par Nicolas Roméas

Ce héraut d’une architecture libertaire n’est pas un inconnu des lecteurs de Cassandre/Horschamp, où il a souvent défendu ses positions iconoclastes en matière d’urbanisme, d’architecture et notamment de conception de lieux culturels. On doit à Bouchain quelques-unes des plus belles réussites françaises, de l’Académie Fratellini au Lieu unique de Nantes… Ce bâtisseur franc-tireur est un orfèvre du dialogue fructueux avec une institution culturelle qu’il ne ménage pourtant pas. Commissaire du pavillon de la France à la Biennale d’architecture de Venise, il y a appliqué sa conception d’un joyeux partage de l’espace et de l’habitat, non sans bousculer quelques conventions. Face aux prises en compte traditionnelles de l’espace public et de l’aménagement du territoire, il défend un changement radical de paradigme, qu’il expérimente dans ses travaux.

Depuis une vingtaine d’années, des artistes tentent par différents moyens d’opérer une sorte de réappropriation d’un espace public qui ne soit plus uniquement le lieu d’un passage. Mais toutes ces expériences, comme par exemple le théâtre de rue, n’ont finalement produit que peu d’effets dans le réel.

Patrick Bouchain : On s’imagine qu’il n’y a que deux espaces, l’espace privé et l’espace public. Or, comme l’espace public a été attribué à la circulation, l’automobile l’a envahi et il a été en partie déserté par le commerce, qui s’est installé dans des zones d’activité privées. On voudrait nous faire croire qu’il suffit de descendre dans la rue, de faire sortir le théâtre des lieux institutionnels, pour que l’espace public devienne populaire. Mais ce n’est plus comme ça. L’espace public tel qu’on l’a connu dans la période monarchique, puis républicaine, des villes qui ont des tracés, avec des espaces publics très déterminés, dessinés, débouchant sur des perspectives monumentales, dont l’architecture est essentiellement le décor, ça ne marche plus.

Sous les royautés, le commerce était intimement lié aux pratiques artistiques, la foire, jusqu’au « boulevard du Crime »…

Oui, l’espace public était le lieu de l’échange de la marchandise, de l’artisanat, du travail fait et donc le lieu de l’échange social. Ce lieu de l’échange social a disparu. La famille n’existe presque plus, le syndicalisme et les partis politiques ont perdu leur force symbolique collective. L’espace public n’apparaît plus tel qu’on l’a connu. Mais il y a une mutation qu’on ne voit pas. Il y a un rejet de la structure de l’espace privé qui ne correspond pas au mode de vie actuel.
C’est pour cela que ça va mal en banlieue : on ne peut pas avoir un logement social bâti sur le modèle « papa-maman et deux enfants, moins de quarante ans et ayant du travail », etc. La cage d’escalier n’est plus un lieu dans lequel on peut jouer, le pied d’immeuble non plus parce qu’il est trop étriqué, le local à poubelles est un local hygiénique, le parvis de l’immeuble est devenu un parking, etc. Finalement, on démonte les bancs, parce que les gens modestes qui s’y assoient ne consomment pas. L’espace public a été volontairement gommé.
Mais il existe encore de l’espace public.
La rave party est l’expression d’un espace public destiné à une manifestation dont on ne veut pas la propriété. On ne réclame pas un espace aménagé, approprié, affecté, mais un espace pour se rencontrer. Et l’on accepte qu’il redevienne ensuite un espace agricole, ou autre chose. Le squat de lieux industriels, c’est la même chose, à une échelle plus petite, non rattachée institutionnellement à
la culture mais nécessaire à la rencontre et, éventuellement, à l’expression et à la représentation. Il y a sans cesse des tentatives.

Ce n’est pas la définition de l’espace public dans son acception habituelle…

Essayons de définir ce qu’est un espace public. Ce n’est pas nécessairement un espace pour la totalité, la multitude, la collectivité. C’est un espace qui appartient à tous et qui est donc à un moment donné l’espace de quelques-uns. Ce n’est pas un espace pour tous. On peut s’approprier à deux un espace public. Par exemple, on pourrait penser qu’une pièce commune dans un immeuble est un espace public.

On voit parfois des espaces de théâtres en plein air, sortes de mini-arènes construits au pied de grands ensembles. Ça peut impulser l’idée de se regrouper à quelques-uns pour faire du théâtre dans ces lieux. Or ils sont très souvent déserts… Mais il y a aussi
les jardins partagés qui, eux, fonctionnent, les gens apprécient…

Bien sûr. Le nouvel espace public sera un espace non qualifié destiné à être éventuellement approprié, peut-être pour un temps court. Le défaut majeur, aujourd’hui, c’est que tout est nommé, en urbanisme notamment. Il y a les espaces construits, non construits, les équipements culturels, les équipements privés, et ainsi de suite… Nous vivons dans une société qui est en train de se prendre les pieds dans le tapis en voulant s’occuper de tout, au même titre que le totalitarisme.
Notre démocratie nous a fait croire qu’elle pouvait s’occuper de tout parce qu’elle a pour objectif le bien de tous, mais elle est en train de s’enliser dans la bureaucratie. Cette même bureaucratie qui a abandonné des pans entiers au privé. Mais le privé ne prendra que ce qui est rentable. Il y aura des espaces non rentables selon les normes économiques qui pourront devenir des espaces appropriables, des espaces publics. Mais sans doute pas des espaces publics définitifs.
Dans le système libéral, il peut y avoir beaucoup d’abandons. Observons le concept de développement durable : c’est la société libérale qui pense qu’un développement durable est nécessaire à sa survie. C’est elle qui dit : « Faisons attention aux réserves énergétiques. » Elle veut se protéger, elle ne se soucie pas de protéger les populations.

Pourtant, il y a quelques décennies, ces idées étaient issues de la contestation…

C’est vrai. À un moment donné, des gens ont développé l’idée de la nécessité d’un équilibre, on pourrait appeler cela l’écologie. Mais aujourd’hui, cette écologie est tournée vers la protection du milieu afin de permettre le développement économique, non l’harmonie entre les hommes.
Revenons à l’espace public. Pendant longtemps, la société démocratique a voulu penser à la place des autres les équipements nécessaires à son équilibre, mais l’évolution des mentalités a fait que les gens se sont détournés des équipements et espaces publics. Il va falloir que ces gens retrouvent eux-mêmes leur espace.