Propos recueillis par Nicolas Roméas et Annabelle Weber
Le passage de Catherine Trautmann au ministère de la Culture, entre juin 1997 et mars 2000, suscita un vrai espoir.
En rappelant – plus ou moins stratégiquement – les institutions à leurs missions de service public avec l’instauration d’une charte1, elle s’inscrivait en faux contre les abandons de responsabilité et les dérives carriéristes. Et renouait avec le sens profond de l’action publique en matière culturelle. Mais les pesanteurs des pouvoirs et la réalité internationale ont eu raison de ce bel engagement…
Cassandre : Pourquoi une « charte » des missions de service public de la culture ?
Catherine Trautmann : La charte était une étape. Il fallait contractualiser. Il fallait avancer de pair avec une vision du service public liée aux caractéristiques de la République. Nous avons beaucoup travaillé sur l’accès aux archives, mais nous avions conscience que ça ne concernait pas seulement le patrimoine. Cela touchait aussi
le spectacle vivant, le théâtre, la musique, la danse, la photo. Tout ce qui produit le décalage entre la réalité perceptible a priori et un autre regard, qu’il faut interroger…
Comme l’a écrit Lukács, « la culture est l’humanité de l’humain », c’est-à-dire la part la plus fragile, la plus singulière.
C’est ce qui permet à chaque individu de trouver sa liberté, de définir ses choix, de se situer et d’avoir un appétit d’art.
Il fallait une réforme du Ministère pour le consolider dans sa pérennité. Il fallait en faire une administration transformée, modernisée, plus équilibrée.
J’avais constaté la fragilité des secteurs qui relevaient d’une forme de recherche, de prise de risques, d’engagement. Il fallait rebâtir cette architecture avec une solide transversalité.
À la fin du XXe siècle, on est passé du ministère des Beaux-Arts au ministère de la Culture. Et, avec le temps, on n’a pas pris la vraie mesure des évolutions technologiques.
Avec la convergence entre les disciplines artistiques et les technologies de communication, on est au bord d’une révolution qui risque de tout faire exploser.
C’est un débat international.
Vous êtes arrivée au moment où la décentralisation culturelle était la fin d’un cycle. Les pouvoirs s’étaient figés, la circulation avait cessé d’être la priorité, des baronnies s’étaient consolidées. Et les barons en question ont fait obstacle à votre travail. Dans cette situation, vous n’avez pas été fortement défendue par le gouvernement auquel vous apparteniez… Comment expliquez-vous une telle faiblesse de la part d’un gouvernement socialiste en matière de culture ?
Il y a une chose pour laquelle je milite et qui n’est pas acquise, en ce qui concerne la place de la culture dans la République. La République, c’est un corps de droit, c’est une invention, une création juridique, mais ce sont aussi des références culturelles. Toute pensée politique qui s’intègre dans la démocratie ne peut se concevoir sans être perçue et défendue comme un apport culturel. J’ai toujours considéré qu’un projet politique était de nature culturelle. La culture n’est ni un supplément d’âme, ni un simple chapitre.
Vous n’avez apparemment pas réussi à convaincre… Aujourd’hui encore, quelle place tient la culture dans le programme de votre parti ?
Je sais bien. Je crois qu’il y a aussi une fermeture de certains milieux culturels. Cette distance, ce refus de traiter des questions concrètes – les intermittents, par exemple -, ça nous coûte cher aujourd’hui. J’ai regretté qu’on ne se mette pas d’accord à l’époque : nous étions à deux doigts d’y parvenir…
Vous avez soulevé la question des responsabilités des décideurs face à l’État central.
Oui. Je me suis beaucoup impliquée dans tout ce qui était « service public », au sens du travail avec les publics et en direction des publics. J’ai compris qu’il fallait que les publics soient présents dans le débat.
Ce qui se passait à l’époque, avec la préparation des négociations internationales, c’était le pot de terre contre le pot de fer. Une guerre de résistance.
Il fallait déplacer le terrain de l’exception culturelle à la diversité. Aujourd’hui, la diversité culturelle est un bon instrument si l’on se réfère à la convention de l’Unesco. Mais elle n’est pas encore réellement appliquée en France. La charte des missions de service public est fondée sur la définition des responsabilités. Savoir ce dont chacun a
la charge permet de garantir les espaces d’intervention. Mais ça doit aussi donner à l’État une responsabilité. L’intérêt du service public, c’est de crédibiliser une démarche artistique, qui doit éventuellement chercher des financements complémentaires… On ne peut pas vivre uniquement avec la commande publique. L’État doit assurer la fin d’un projet qu’il soutient par la hauteur de sa participation, la fiabilité de son engagement. Il ne doit pas retirer ou diminuer ses moyens.
Une autre priorité, ce sont les enseignements artistiques dans une société dont l’économie change, qui devient moins industrielle, moins productive au sens classique,
et plus axée sur les services, donc sur l’organisation de la vie et de la société, sur des contenus culturels… Si l’on n’est pas à même d’offrir aux gens une connaissance qui leur permet de prendre leurs distances par rapport au bombardement publicitaire dont ils sont l’objet, on n’en fait pas des citoyens.
1. Charte des missions de service public de la culture.