Le choix : Entretien avec Guy Bénisty

Le Groupe d’intervention théâtrale et cinématographique réunit depuis 1992 des professionnels (metteurs en scène, auteurs, acteurs, techniciens) en vue de réaliser des œuvres avec et en direction des personnes dites « en difficulté ». Ces spectacles sont créés au cœur de ce que l’on nomme pudiquement l’« exclusion sociale », là où le théâtre paraît encore un besoin urgent. Toute l’année, le Githec anime des ateliers et des stages de pratiques artistiques, ouverts à tous et gratuits. De ces ateliers naissent des spectacles en plein air (gratuits) qui réunissent amateurs et professionnels.

Cassandre : Ce qui m’intéresse dans votre travail avec le Githec, porté par une réflexion sur ce que l’on appelle l’exclusion (bien que ce mot soit à employer avec d’infinies précautions) – c’est comment vous avez fait ce choix, qui me semble ne pas être un choix par défaut. Il y aurait dans ces situations – plutôt que ces lieux – quelque chose d’extrêmement intéressant pour un homme de théâtre. Pas uniquement du côté de la forme, ni uniquement du politique, mais dans cet espace entre les deux : là où c’est indissociable.

Guy Bénisty : Il s’agit d’un choix esthétique et sûrement d’un « retournement ». Je travaille en banlieue, dans des lieux dits « en marge », parce que je pense que c’est là que l’on peut faire du bon théâtre, qui ne démissionne ni de l’émotion, ni du sens critique. Du théâtre ambitieux.
Comment expliquer ce choix ? Le théâtre plonge ses racines dans la préhistoire des organisations sociales, dans l’archaïque des représentations. Mais ce n’est pas une pratique gravée dans le marbre de toute éternité, il est toujours à créer. Hier comme aujourd’hui, les arts, les systèmes de représentation, existent les uns par les autres, et chacun porte une spécificité qui le distingue tout en le reliant aux autres. Je peux presque dire que je fais du théâtre parce que je ne peins pas.
Il existe une économie générale des représentations. Le théâtre participe de cette économie : son rôle, son influence, sa valeur, fluctuent. Comme la peinture figurative s’est trouvée profondément affectée par l’avènement de la photographie, le théâtre ne peut faire abstraction de l’essor du cinéma, de la télévision, d’Internet.
Céline, au sujet du romancier, dans Les Entretiens avec le professeur Y, écrit : « Je vous annonce : les écrivains d’aujourd’hui ne savent pas encore que le cinéma existe ! Et que le cinéma a rendu leur façon d’écrire ridicule et inutile, péroreuse et vaine ! » Le théâtre, pour « persévérer dans son être », pour maintenir sa particularité esthétique, doit trouver quelque chose que le cinéma ou la télévision ne pourront pas lui voler, quelque chose d’exclusivement théâtral. Cette chose unique, c’est le social. Pire encore, c’est de l’extrait, du suc, de l’essence de social ! Le fait qu’au théâtre, quelle que soit la chose produite, elle est affectée-infectée par la question du « vivre ensemble ». Politiquement contaminée. L’émotion au théâtre passe par le miracle du public : des individus séparés se mettent à constituer un public, parce qu’il y a une fissure, un arrêt dans le vivant qui nous contraint de nous réunir. Des individus séparés se mettent à respirer comme un seul. C’est ça, tenir les spectateurs en haleine. Les autres arts sont aussi traversés par le social, mais le théâtre l’est de façon exceptionnelle, parce qu’il porte en lui quelque chose d’inaugural. Il est marqué au fer d’une naissance gémellaire : tragédie et démocratie sont advenues ensemble en Grèce, il y a environ vingt-cinq siècles. Cette histoire qui voudrait que la tragédie apparaisse à la lumière d’un délaissement du rite sacrificiel au profit de la représentation me tient à cœur, même s’il s’agit d’une spéculation. Elle garde trace de cette mécanique d’exclusion de l’un pour se constituer, mais elle inaugure le choix de la mise en scène contre le sacrifice. Le théâtre, c’est tout ça, et pour le coup, la télévision, même à coups de reality show de plus en plus cruel, ne parvient pas à reproduire cette tonalité exceptionnelle qui, d’un même mouvement, garde trace du sacrifice et le congédie.