Édito

CASSANDRE 66 – ETE 2006

POSSIBLES – CONTRE-FEUX II

« Et cette chose s’appelle l’esprit »

Éditorial par Valérie de Saint-Do et Nicolas Roméas

Il faudrait aujourd’hui être aveugle et sourd (et gravement amnésique) pour s’obstiner à refuser de comprendre que la question fondamentale est celle de l’éducation, du partage des savoirs, de l’appartenance à un monde symbolique commun où chacun a sa place et son rôle à jouer, en banlieue et ailleurs.
L’art, nous ne nous lasserons jamais de le répéter, est l’un des outils majeurs, l’une des armes essentielles de cette circulation, ce combat symbolique.
Ce combat fut mené, dans ce pays, de diverses façons, notamment depuis le Front populaire, nous en avons souvent parlé dans ces colonnes.
Il risque d’être bientôt définitivement abandonné.
C’est un travail volontariste et de longue haleine qui nécessite une forte volonté politique. L’histoire nous l’a appris. Il est impossible aujourd’hui (à condition d’être de bonne foi) de ne pas avoir conscience que la question fondamentale est celle du partage et de la démocratie culturelle. C’est d’un choix de société qu’il s’agit, nul ne peut l’ignorer. Et il faut se mettre d’urgence au travail, sans se payer de mots.

Des associations existent, des artistes, des professeurs, des acteurs sociaux, des chercheurs, des équipes, des théâtres, agissent depuis longtemps avec courage, avec ténacité, sur cette idée de partage et d’échange des cultures qui permet de prendre conscience de notre implication à tous, quelles que soient nos origines, dans la marche du monde. Quelques-uns des plus passionnants d’entre eux s’expriment ici sur ce sujet, du grand précurseur Armand Gatti au metteur en scène Guy Bénisty, de l’architecte Lucien Kroll au musicien Marc Perrone, du poète Kazem Shahryari à Fabien Barontini, qui dirige le festival Sons d’hiver, en passant par Nadine Varoutsikos, qui poursuit un très beau parcours d’Épinay-sur-Seine au Creusot.
Partout en Europe, ces associations, ces artistes, ces équipes, ces théâtres, sont de moins en moins soutenus par la puissance publique.
On les décourage, on leur dit qu’il n’y a pas d’argent, on leur conseille de plus en plus de s’adresser au secteur privé, c’est-à-dire là où règne l’argent, le « retour sur investissement », là où il n’y aura jamais ni pensée ni volonté démocratique.
Si l’on ne soutient pas de façon volontariste ces gens courageux et indispensables (à la survie de l’esprit, à notre survie à tous), ne nous étonnons plus de foncer dans le mur. Chaque responsable politique, chaque décideur – à chaque niveau de l’échiquier – lorsqu’il néglige, par crainte, ignorance ou paresse, l’action culturelle et artistique, doit savoir qu’il contribue aujourd’hui à L’affaiblissement de notre civilisation et qu’il participe d’une catastrophe annoncée.

Il faut mesurer notre responsabilité, réfléchir à ce que nous faisons, à ce que nous laissons faire, au plan social, humain, politique, médiatique, architectural, culturel, au plan de la démocratie, au niveau de la production et de la diffusion de l’art et de la culture.
Il faut cesser de se contenter de pensées grossières à visées électoralistes qui ne font qu’aggraver le clivage entre les inclus et les exclus.
Il faut cesser de céder aux sirènes du populisme, du tout-répressif et de la crétinisation générale. Il faut d’urgence une volonté politique humaniste, généreuse, courageuse, intelligente, informée, puissante, digne des combats de ce pays et qui s’appuie sur l’histoire de notre continent.
La culture est notre seule force. L’Europe ne possède vraiment qu’une chose qui lui soit propre.

Et cette chose s’appelle l’esprit.

Ce que notre continent a su construire de réellement particulier et durable, c’est une histoire culturelle et artistique d’une portée inégalée.

Et notre pays n’en fut pas le moindre acteur.
À moins de renoncer à notre richesse particulière, à moins de céder aux réducteurs de têtes, d’accepter de n’être plus qu’une pâle copie du monde anglo-saxon triomphant, de liquider nos richesses pour devenir l’un des États les plus faibles et les plus suivistes de l’Amérique mondiale, il faut nous réveiller et nous battre pour l’art, la culture et la démocratie.

La question des banlieues n’est autre, disions-nous, que celle de la volonté politique (de la part de ceux qui ont pour charge de nous représenter) d’agir dans le sens d’une véritable démocratie.