« Je t’aime, moi non plus »
Propos recueillis par Alexandre Wong
Robert Abirached, professeur émérite à l’université de Paris-X-Nanterre, a été directeur du Théâtre au ministère de la Culture de 1981 à 1988. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la politique culturelle en France et la décentralisation théâtrale depuis l’immédiat après-guerre.
Cassandre/Horschamp : L’histoire de l’Éducation populaire, qui tient plus du militantisme que du narcissisme, est toujours en train de se (re)faire. Elle est de ce fait moins repérable que celle de la décentralisation théâtrale…
Robert Abirached : Il y a une chaîne de mémoire et de transmission de l’Éducation populaire, qui va de 1936 à nos jours, ou, autrement, de Copeau (1) et Dasté (2) à Alain Françon. Il y a des archives, il y a eu des lieux de réflexion, comme à Marly-le-Roi. Il y a des « ancêtres » qui sont encore là . On fête ces jours-ci le quarantième anniversaire des débuts d’Annecy, symbolizes par Gabriel Monnet (3). Vinaver a raconté comment, en rencontrant Monnet, il a découvert le théâtre, comment sa pièce Les Coréens, jouée sur le barrage de Serre-Ponçon, fut forgée dans ce sillage.
Il y a le témoignage des conseillers techniques et pédagogiques, les CTP, envoyés par Jeunesse et Sports dans de nombreuses régions qu’ils ont fécondées en quittant souvent leur fonction ministérielle pour devenir les adeptes d’un théâtre populaire nouvelle manière, celui de Burattini à Caen ou le Merveilleux Théâtre, qui fonctionnent sans le soutien de la presse, sur des champs de foire, de samedi en samedi, dans de minuscules villages. Mais il y a eu aussi une aspiration vers l’élaboration d’un théâtre d’art, forcément lié au réseau institutionnel. Le début de la décentralisation doit beaucoup aux militants de l’Éducation populaire, à Gignoux (4), l’un des plus considérables metteurs en scène de cette période, à Jo Tréhard, Gabriel Monnet, Jacques Lecoq, Jauneau (5) (qui a maintenu la chaîne des stages et des rencontres). De tout cela, la trace et la mémoire subsistent et redeviennent d’actualité. Des historiens comme Geneviève Poujol se sont spécialisés dans l’étude de ce mouvement, illustré jadis par un Jean Guéhenno (6), écrivain venu du peuple, dans ce choix d’éducation qui vise la formation d’un type d’homme et de citoyen par l’art et l’école. Ce qui a contribué à affaiblir le théâtre d’Éducation populaire, c’est la manière dont s’est constitué le ministère des Affaires culturelles : dès 1959, à la naissance de ce ministère, Malraux ne sait pas très bien ce qu’il veut faire ; ce n’est pas un homme politique ; il a son propre discours sur l’importance de l’art et de la culture dans une civilisation – voir son allocution lors de l’inauguration de la maison de la culture d’Amiens. Homme de gauche, il rêve d’une appropriation sensible et non pas seulement théorique ou scolaire de l’art par chaque citoyen. Autour du ministre a eu lieu une énorme bagarre : Émile-Jean Biasini (7) a favorisé, en accord tacite avec Malraux, le choix d’une politique tournée vers une production artistique de « haut niveau » contrairement à ceux qui, comme Pierre Moinot (8), tenaient au lien avec l’Éducation populaire. Ce conflit s’est concrétisé dans la définition et la distinction des pouvoirs des deux départements – Culture et Éducation nationale. Au fil des ans, le secrétariat d’État à la Jeunesse et aux Sports s’est tourné vers le sportif aux dépens de l’éducatif. Pour ma part, à chaque changement de gouvernement, à partir de 1982, j’ai demandé en vain au ministère de récupérer l’Éducation populaire et de l’intégrer à la Culture. En vain. Le divorce s’est maintenu.[…]Extrait – Lire l’intégralité de ce texte dans Cassandre/Horschamp 63
1. COPEAU Jacques
Fondateur du Théâtre du Vieux-Colombier (1913), Jacques Copeau – dit « le Patron » – a été le premier à rénover une scène française embaumée dans le « boulevard ». Il préfigura la décentralisation en créant à Pernand-Vergelesses, en Bourgogne, un groupement de jeunes comédiens, les copiaus, avec Léon Chancerel.
2. DASTÉ Jean
Jean Dasté a débuté avec les copiaus (et épousé la fille de Copeau Marie-Hélène Dasté). Après la guerre, il sera un acteur majeur de la décentralisation théâtrale avec la création en 1947 de la Comédie de Saint-Étienne, qu’il dirige jusqu’en 1970.
3. MONNET Gabriel
Instructeur national d’art dramatique à Jeunesse et Sports, il est à l’origine de la fondation de Peuple et Culture à Annecy . Il quitte Jeunesse et Sports après une censure de son spectacle Les Coréens de Michel Vinaver et rejoint Jean Dasté à Saint-Étienne. Il sera le premier directeur de la maison de la culture de Bourges, dont il élabore les plans et le projet avec Jean Rouvet.
4. GIGNOUX Hubert
Ancien comédien-routier, puis l’un des premiers instructeurs de l’Éducation populaire. Fondateur en 1949 du Centre dramatique de l’Ouest. Directeur à partir de 1957 du Centre dramatique de l’Est, devenu Théâtre national de Strasbourg. Pensionnaire de la Comédie-Française de 1983 à 1986.
5. JAUNEAU René
Instructeur de la Jeunesse et des Sports dès 1953, fondateur des Rencontres de Valréas, directeur des maisons de la culture de Reims et de Thonon.
6. GUÉHENNO Jean
Écrivain, académicien français, il évoque dans son œuvre ses origins populaires. Directeur des Mouvements de jeunesse et d’Éducation populaire à l’Éducation nationale sous le premier gouvernement de Gaulle.
7. BIASINI Émile-Jean
Directeur des Arts et Lettres, puis du Théâtre, de la Musique et de l’Action culturelle au cabinet d’André Malraux, il a pris en charge les maisons de la culture, dans une optique opposée au « pédagogisme ».
8. MOINOT Pierre
Entré au cabinet de Malraux en 1959, fondateur de la direction du Théâtre et de l’Action culturelle, il pose les bases des premières maisons de la culture.