Cassandre : Vous avez été instructeur national d’Éducation populaire au ministère de la Jeunesse et des Sports avant de donner votre démission, de changer de ministère et d’aller continuer votre travail en dirigeant une maison de la culture. Comment percevez-vous, avec le recul, cette séparation entre culture et Éducation populaire, vous que le mot « éducation » agace ?
Gabriel Monnet : Ah ! Oui ! pour moi education et théâtre, cela fait mauvais ménage. Le mot éducation dans son acception courante, la formation d’un individu aux normes d’une société, aux connaissances, aux savoirs du monde dans lequel il est, se marie mal à une discipline qui est une perpétuelle remise en question.
Le problème c’est que le ministère de la Culture s’est construit contre celui de l’Éducation nationale : « On n’apprend pas à aimer Phèdre, on aime Phèdre », disait Malraux. Cette phrase marque la distance entre le travail de l’éducation et la création. C’est une vérité que nous n’avions pas intégrée. Il y a des structures faites non pour enseigner des savoirs, mais pour apprendre à aimer : les salles de concert, de musées… On peut se promener devant les impressionnistes sans savoir à quelle date ils vivaient, ni qui étaient Cézanne, Renoir ou Manet, ce qu’ils mangeaient, où ils habitaient, s’ils étaient mariés ou non… On peut y passer pour revoir sempiternellement le même rapport émouvant entre un gris, un bleu, un vert, une lumière…
Comment avez-vous découvert le théâtre ? Comme tout le monde, en y allant ?
Pas comme tout le monde ! En tout cas pas comme un Parisien !
Il n’y avait pas de musée, pas de théâtre, rien ! On aimait écouter Le Beau Danube bleu, ça, on aimait ! Mais dès qu’il y avait dix-huit mesures de Jean-Sébastien Bach, on n’était plus dans la course, ça ne marchait plus. On disait de telle œuvre : « C’est de la poésie intellectuelle »… Lamartine, ça oui ! mais Le Sonnet des voyelles, connais pas ! Mallarmé ? Inconnu. J’ai rencontré des jeunes normaliennes dans un stage, l’une me dit Les Effarés de Rimbaud.
Elle dit : « Cinq petits, ô misère ! leurs dos en rond… »
Je dis : « Quoi ? ! Répétez-moi ce que vous venez de dire ? ! »
« Leurs dos en rond. »
Moi : « Faites-moi voir votre livre… »
Je prends le livre et je lis : « leurs dos en rond » !!! Quelqu’un avait corrigé un mot. Rimbaud avait écrit leurs culs en rond. J’ai piqué une colère ! On prétendait diriger, contrôler, orienter, monopoliser les savoirs, on commettait une sacrée bévue. Quand on me demandait pourquoi je montais L’École des femmes au lieu des Cloches de Corneville …
« Ils ne comprendront rien ! »
« Laissez-les faire ! »
Et ils aimaient ! À la stupéfaction de tous. Vous croyez qu’ils sont bêtes, qu’ils sont idiots ? Qu’ils n’ont pas d’oreilles, pas de cœur, pas d’yeux ? Il y a des enfants qui sont capables de lire des chefs-d’œuvre. Pour ma génération, dans les cours de dessin, de peinture, etc., il fallait dessiner un arrosoir par exemple, il fallait que ça ressemble ! Mais la lumière de l’arrosoir, le métal, l’eau, le rapport à la branche d’à côté ? Rien ! On m’imposait un devoir auquel on mettait un six ou un sept parce que c’était propre ou pas, et voilà !