Ouvert aux auteurs : Entretien avec Lucien Attoun

Propos recueillis par Alexandre Wong

 Cela fait plus de trente ans que Théâtre Ouvert parie sur la théâtralité du texte. Réagissant à l’oubli que connaissent les auteurs d’expression française en France, Micheline et Lucien Attoun ont mis en scène quelques-unes des plus grandes figures de la littérature moderne et contemporaine. Les deux dernières mises en scène de Stanislas Nordey dans ce théâtre témoignent de cet engagement. Pétrification du corps des acteurs dans Cri de Laurent Gaudé, roman qui raconte de manière posthume les derniers faits d’armes de soldats de la Grande Guerre. Scénographie austère dans Les Habitants de Frédéric Mauvignier : sur la silhouette dessinée d’un corps mort, sont posées plusieurs « pierres tombales », expression de l’indifférence des hommes devant le crime. L’économie des moyens théâtraux oblige à « voir » la seule articulation du texte. Retour sur une compréhension du mode de fonctionnement « politique » de Théâtre Ouvert.

Cassandre : Théâtre Ouvert est né dans la mouvance de mai 1968. Cette situation préside à un esprit de renouveau. Le Festival d’Avignon et la présence de Jean Vilar aussi ont participé de votre volonté de voir dans le théâtre un espace où le texte pourrait avoir sa place.

Lucien Attoun : Le théâtre est le reflet partiel d’une société à un moment donné et nous étions dans une époque où on sentait bien que le théâtre occidental commençait à tourner en rond. La société était bloquée, le théâtre était un peu bloqué aussi et les grands metteurs en scène se posaient des questions en Europe.
Brook allait abandonner le texte original pour faire des « versions scéniques » des pieces de Shakespeare, ou bien amener les comédiens à s’exprimer différemment et parfois à inventer une langue ; Strehler s’orientait de plus en plus vers des mises en scène lyriques qui permettaient
d’aller plus loin ; Planchon s’est mis à écrire pour voir « comment une pièce fonctionne de l’intérieur », parce qu’il n’avançait plus par rapport à la mise en scène. C’était un temps annonciateur d’un rejet de l’auteur. Grotowski allait jusqu’à faire écrire sur les affiches « scénario de Calderón, dialogues de Grotowski ». Micheline et moi lisions des manuscrits que des auteurs nous apportaient. Ils venaient à la maison ; nous parlions : nous étions convaincus qu’il y avait quelque chose à faire. Mais nous étions dans l’incapacité de répondre à leur demande : être joués, publiés, reconnus.

Est arrivée l’explosion de 1968. J’ai eu la chance en 1969 d’être invité par Pierre Sipriot, directeur de France Culture à l’époque et par son adjoint Francis Antoine, qui m’ont demandé de les aider à renouveler le répertoire et à donner la parole aux jeunes auteurs. En quelques semaines, j’ai mis au point ce qui allait devenir le Nouveau Répertoire dramatique, qui a démarré le 15 mars 1969. Je faisais partie de ceux qui pensaient que les choses allaient bouger et que l’écrivain, le poète, allait réintégrer la cité-théâtre – dont il avait été exclu -, mais pas
nécessairement à la même place, puisque le théâtre lui-même bouge. Voilà pour le contexte.

Puis en 1970, toujours grâce à Sipriot, j’ai été sollicité pour créer une collection chez Stock (« Théâtre Ouvert »). J’ai demandé à ce qu’elle soit ouverte exclusivement à des auteurs de théâtre qui n’avaient jamais été publiés. C’était une manière de savoir si ça correspondait ou non à une nécessité éditoriale. Je m’engageais à ne publier que des textes qui n’étaient pas soutenus par un projet théâtral. Cette collection dans la collection s’appelait « Pièces inédites » ; toutes ont été montées par la suite, plus ou moins vite. Une autre liée à la création, s’intitulait le « Texte-programme », le livre était présent le soir de la première, avec des documents et une iconographie. Une troisième était « Essais et documents ».

À la suite d’une provocation amicale de Jean Vilar, auquel je disais qu’il ne se passait pas grand-chose à Avignon pour la création contemporaine et le jeune théâtre, j’ai été mis au défi de créer quelque chose de nouveau. À la rentrée de l’automne 1970, j’ai raconté à Paul Puaux le projet de Théâtre Ouvert, qui s’appelait alors Théâtre de création. À l’époque, il y avait un embargo sur l’information, et Vilar annonçait tout le programme du Festival d’Avignon au mois de mars. À la conférence de presse de mars 1971, il fit mention de ma proposition en la baptisant Théâtre Ouvert. J’ai protesté (je voulais éviter toute confusion avec ma collection chez Stock). Vilar est mort en mai et tout le monde s’est imposé une règle : rien ne serait touché de ce qui avait été dit de son vivant. Théâtre Ouvert est né à la chapelle des Pénitents-Blancs (qui n’était pas un lieu de théâtre) au Festival d’Avignon, le 23 juillet 1971.
Je n’imaginais pas que l’expression « mise en espace » que j’inventais, allait faire florès et circuler jusqu’au Japon, à New York ou en Italie ! Il s’agissait de dire : « Ce n’est pas une lecture, ni de la création au rabais, c’est quelque chose d’autre : une première audition d’un texte, dans l’espace, pour faire entendre ses éventuelles lignes de force et de faiblesse. »

Je posais concrètement le problème : « Y a-t-il en France des metteurs en scène et des comédiens qui s’intéressent aux auteurs contemporains ? Avec Théâtre Ouvert, vous choisissez le dispositif scénique que vous voulez, mais sans décor ni costume, avec peu d’accessoires, peu d’effets. Vous engagez les comédiens que vousvoulez, Théâtre Ouvert les paye. Vous n’avez qu’une seule chose à faire : créer ! »

Ensuite, sont venus d’autres modes d’action : lectures sauvages avec Armand Gatti, mises en voix, cellules de création, chantiers… On avançait, étape par étape. Mais si la première experience de mise en espace avait été un échec, on en serait resté là. Le premier soir fut extraordinaire : Jean-Pierre Vincent était allongé sur un lit de camp, malade, Rezvani perché sur une chaise d’arbitre de tennis, avec sa voix légère, a tout de suite donné le ton aux comédiens fougueux, Jourdheuil parodiait l’intellectuel de gauche. Cette première du Camp du drap d’or fut un succès public énorme et cela a lancé immédiatement Théâtre Ouvert : dès le lendemain, les professionnels se sont rués à la chapelle des Pénitents-Blancs, qui allait devenir le lieu de rendez-vous à leur arrivée à Avignon. Mon vrai projet était de créer un théâtre d’essai et de création.