Déchirures (extraits)

Par Thomas Hahn

Infatigable voyageuse, Maya ramasse des boîtes écrasées ou des tampons traditionnels pour en composer les multiples strates d’œuvres qui tiennent du collage, de la peinture, de l’imprimerie et des arts plastiques.

Elle sillonne le monde et range ses tableaux, par centaines, dans les placards de son atelier. Impossible d’exposer toute cette production prolifique, malgré deux expos par an, en moyenne. Combien d’œuvres aussi abouties sont condamnées à rester confidentielles ? Il lui arrive de subir des retours qui la surprennent et lui révèlent la profondeur de son engagement politique, de la chape de plomb qui règne. Elle eut le malheur – ça tombait mal – d’exposer en octobre 2001 des tableaux créés des années auparavant, laissant deviner un hypothétique effondrement de certains symboles du capitalisme comme des notations de valeurs boursières, ironiquement intitulés Beau fixe sur New York et Effritement. Elle adore travailler en séries. Mais il y a eu pire en créations piégées par l’horreur de l’attentat. En arts, en blagues, et surtout dans la pub. « On m’a presque traitée comme si j’étais le terroriste qui avait fait exploser les tours jumelles. » Loin d’être une activiste politique, Maya est une artiste humaniste, amoureuse des cultures anciennes. Naïve ? Il lui manque un côté plus militant pour se faire connaître à travers les circuits des arts politiquement identifiables. Mais puisqu’elle préfère la liberté et la recherche personnelle, cette autodidacte (« tant que c’est possible, avec tout ce qu’on ramasse par la vie ») expose soit en Provence, soit à Marrakech. Le Parisien (pas le journal, l’habitant) a la surprise de trouver (aussi improbable que ce soit), dans une maison avignonnaise, entre quelques guitares et un potager, une œuvre qui traverse magistralement les styles, les techniques, les cultures. Au fil des décennies, Maya a traversé des périodes contradictoires, jusqu’à l’abstraction absolue. Mais jamais elle n’a lâché un mode d’expression pour un autre sans avoir poussé la recherche à un point où tout était dit, la messe incluse. L’occasion de travailler in situ ne se pose pas souvent. Mais elle a monté des stèles de cartons, ramassés dans la rue, dans les carrières des Baux (« un lieu chargé, où Cocteau a tourné Le Testament d’Orphée »), et accroché des tableaux géants créés pour le lieu à la chapelle des Célestins d’Avignon.
Recyclage et compostage transitent entre le jardinage domestique et des œuvres à vocation d’une world music picturale. Maya recycle les résidus de la société de consommation et d’information. Quand elle fabrique ses papiers « rugueux, frustes », dans lesquels on retrouve ensuite des résidus lisibles en sanskrit, hébreu ou arabe, elle broie le matériau de départ avec son mixer de cuisine. Au toucher, on peut prendre ses papiers pour des tissus ou des peaux. Elle rapporte aussi des papiers de ses voyages en Inde, en Birmanie ou ailleurs. Elle ne refuse pas une note spirituelle ou mystique. Elle se dit « occidentale par accident », ce qui veut dire aussi consommatrice honteuse. Artiste, elle a le bonheur de sublimer sa culpabilité par l’emploi d’objets « ramassés par terre, rejetés, malmenés, écrasés par les voitures et le temps. J’essaie de leur rendre vie d’une autre façon, en travaillant sur la mémoire, sur la trace. L’œuvre est déjà là ». C’est donc social. Elle utilise des tampons qui servent à imprimer des tissus traditionnels, « des tampons qui ont vécu, qui ont servi, qui sont le reflet d’une vie qui disparaît ».
Ses tableaux les plus figuratifs sont des séries sur les femmes voilées, sous-tendues par des reflets de journaux hébreux, et exposées jusqu’ici au Maroc. De culture juive, elle aime à explorer les parallèles entre les mondes hébreu et arabe avouant le peu d’attrait qu’exerce sur elle l’État d’Israël, « beaucoup trop américanisé ». Le rapport à la burka aussi est complexe. Les images esthétiques de femmes dans leurs « tentes » sont aussi porteuses de « la force du sacré dans ce qu’on ne peut museler ».
Il fut un temps où elle était danseuse. Mais aussi étudiante aux beaux-arts d’Avignon. Cela dura deux ans pour les beaux-arts, mais elle pouvait se défouler dans l’atelier de l’un de ses profs. « C’était le capharnaüm total. Tout était permis. On nous laissait faire, sans nous juger. » On verra une (minime) partie des résultats d’un parcours de vie d’artiste agitée à la galerie Peinture Fraîche (juste en face de cet endroit précieux et étonnant qu’est le Club des poètes).