THÉÂTRE DE BONNEUIL : TROP DE POLITIQUE AU THÉÂTRE ?

Propos recueillis par Nicolas Roméas et Valérie de Saint-Do

 Il n’y aura pas de saison cette année à la « salle Gérard-Philipe » de Bonneuil. Sous des prétextes administratifs – le passage du statut associatif à la gestion directe par la ville -, c’est l’ensemble du projet artistique et humain de ce théâtre de ville, dirigé par Christophe Adriani, qui est remis en cause. Projet qui sans doute avait le tort, aux yeux des autorités municipales, de mêler étroitement le politique à l’artistique et d’associer des populations habituellement étrangères au théâtre. Les arguments gestionnaires ne seraient-ils que l’écran d’une vision conformiste de la politique culturelle et d’une frilosité face à la volonté d’expérimenter, dans le climat populiste ambiant ? Frilosité et conformisme dont aucun parti politique n’a le monopole puisque les péripéties du théâtre de Bonneuil l’opposent à une municipalité communiste.

Christophe Adriani, Jean-Louis Sagot-Duvauroux, auteur associé au théâtre Gérard-Philipe, et Laurent Klajnbaum, conseiller municipal, analysent l’action passée et le sens des blocages actuels.

Cassandre : Très généralement, un travail sérieux et attentif a tendance à passer au travers des mailles du filet institutionnel. La décentralisation telle qu’elle est en train de se développer risque d’aggraver les choses en augmentant le pouvoir de responsables très liés à des intérêts locaux. J’aimerais que l’on soit capable de dire : « là, il y a un travail sérieux, attentif, précis, qui mérite qu’on s’y attarde et qu’on le soutienne ». Mais certains ne prennent pas ces critères en considération.

Christophe Adriani : Avant d’être une expérience originale, Bonneuil est un théâtre de ville : la conjonction d’une
mission de service public et d’une volonté politique. Dans une ville de 16 000 habitants, dont la population vit à 70 % dans des logements sociaux, il aurait pu ne pas y avoir de théâtre. Une volonté politique s’est exprimée, héritière de l’histoire de la décentralisation, du théâtre populaire… C’est présent dans l’inconscient de beaucoup. Une bienveillance s’installe, qui fait que l’on peut mener des expériences, presque « accidentellement ». Aujourd’hui, le dialogue est arrêté. Je conserve l’envie de débloquer la situation au travers de vraies tentatives d’explication. Je n’ai pas vocation à être victime. Je la vis comme quelqu’un n’ayant pas réussi à éviter cet accident. Comment se fait-il que des élus n’aient pas perçu qu’il se passait quelque chose qui n’était pas hostile à ce qu’ils disaient vouloir faire, et pouvait ouvrir des perspectives ? Pourquoi cela a-t-il penché dans le sens du populisme, de l’Audimat, etc. ? Ce n’est pas exprimé clairement, il n’y a d’ailleurs plus de commande du politique. Mais il y a des faits, successifs, une volonté de mettre la structure sous tutelle administrative, un assèchement des finances. Une opacité du circuit de décision qui rend les choses extrêmement complexes. Mais le résultat est là : il n’y a plus d’argent pour démarrer une saison. Pas de moyens pour en annoncer une. On pourrait se dire que nous ne sommes pas obligés de programmer des « saisons », mais il n’y a même plus
la possibilité de faire des projets.

Cassandre : Quelles sont les actions particulières que vous avez initiées ?

C. A. : Ce théâtre existe depuis une quinzaine d’années. Pendant dix ans, il a été dirigé par Monica Guilouet-Gélys, qui est maintenant au théâtre d’Auxerre. Elle a mené une politique comparable à celle d’autres théâtres de ville aux ambitions artistiques affichées : compagnies en résidences, projets d’actions culturelles, programmation jeune public, ateliers… Je me suis inscrit en bonne partie dans cette continuité, en essayant de fouiller ce que peut signifier la présence d’un lieu
de création dans cette ville avec cette population particulière et en lien avec des enjeux actuels. Nous avons travaillé les contenus de la programmation et des partenariats à partir de plusieurs axes. Notre filiation culturelle n’est pas uniquement européenne ; il y a des publics migrants dans la ville. Nous avons voulu initier des projets qui associaient une partie de la population, favorisaient leur présence sur scène, un travail d’écriture… Nous avons surtout associé des artistes engagés dans cette démarche démocratique : d’abord la compagnie Carcara
qui porte une vraie réflexion sur l’articulation entre le théâtre contemporain, l’écriture avec les habitants et leur mise en mouvement puis, plus récemment, avec Jean-Louis Sagot-Duvauroux, en raison de son parcours malien. Enfin, nous avons imaginé ensemble des événements qui dépassent le simple spectacle afin de briser le rapport consumériste. Les blocages qui font que la politique d’élargissement des publics est en panne sont liés à la façon dont on va au théâtre, et dont on le présente comme objet de consommation. On ne peut pas progresser dans la démocratisation culturelle sans remettre en cause ce que fait notre profession. On ne peut proposer des spectacles comme des
marchandises au supermarché. Nous sommes entré dans une résistance face aux modèles dominants pour débloquer les situations.

Cassandre : Est-ce que la stratégie la plus payante, par rapport à cet obstacle, ce n’est pas d’utiliser ce qui fonctionne dans l’esprit des décideurs, le phénomène médiatique, pour faire passer autre chose ?

C. A. : Il n’y a pas de raison de se priver
du succès d’un Fellag, ou d’Enrico Macias lorsqu’il rend hommage à la musique arabo-andalouse : ce parcours d’une « star » a du sens par rapport à la population et au projet. Mais ce n’est pas seulement une « stratégie des locomotives ». Si cette petite ruse crée de l’abonnement, elle déséquilibre le sens du programme : on fait passer trois projets qui nous tiennent à cœur dans l’année et du « spectacle » le reste du temps. Cependant cela fait partie de mes interrogations : si j’avais été plus tacticien, je ne serais pas dans une telle situation et le projet aurait peut-être été préservé. Je me suis inscrit dans une stratégie de conviction essayant de dire ce que j’allais faire et pourquoi j’allais le faire.