Le chevalier des mots : Entretien avec Bruno de La Salle

Propos recueillis par Nicolas Roméas

Bruno de La Salle, qui dirige le CLiO de Vendôme, qu’il a créé en 1981, est l’un de ces gardiens du sens de l’oralité, qui non seulement met en débat les enjeux avec des praticiens et érudits venus du monde entier et travaillant sur les différentes formes de l’oralité, mais se met lui-même
physiquement en jeu dans cette aventure en proférant, accompagné d’un musicien, différents textes de
notre tradition, comme L’Odyssée d’Homère, le récit de Shéhérazade et Le Cycle du Roi Arthur… Il a participé
à la mise en place des grands festivals dédiés à l’oralité et organise à Vendôme, depuis 1997, le Salon du livre de conte et des conteurs, où il rassemble les moyens de recherche et d’apprentissage de l’art du récit.

Cassandre  : Comment cette aventure de l’oralité a-t-elle commencé pour vous ?

Bruno de La Salle : J’habitais une cité dans une ville industrielle de la région lyonnaise,
et, comme tous les adolescents, j’écrivais de
la poésie. J’avais un oncle auteur, moi j’étais
un cancre et il se trouvait que le seul domaine où je me sentais libre et plutôt apprécié, c’était l’écriture, le théâtre, la poésie, les romans.
J’étais dans l’aire d’action de Jean Dasté1,
je l’ai rencontré, il m’a encouragé. Et puis j’avais écrit des textes et j’ai aussi été encouragé par Jean Cayrol, aux éditions du Seuil. Je lisais,
je dévorais, j’étais très influencé par les
surréalistes. Je suis passé de l’écriture à quelque chose qui se rapprochait de la parole vivante,
pratiquais une forme de rêve éveillé.
C’est à partir de là que je suis vraiment venu
à l’oralité. Il y a eu mai soixante-huit, à cette époque je me suis mis à faire des improvisations oniriques en public, dans les cabarets de la rive gauche. J’étais un peu considéré comme
un zombie. C’est là que je me suis dit que
l’oralité était un univers, avec un passé, une histoire, dans lequel d’autres avaient déjà parlé,
et je me suis mis à m’intéresser à toutes
les formes, le conte, la littérature populaire…
Je me suis rendu compte que l’oralité constituait les quatre cinquièmes, sinon les neuf dixièmes de notre bagage. Une part négligée, occultée,
au profit de la littérature, disons « bourgeoise ». Depuis, je n’ai jamais quitté cet univers. Je me suis ensuite mis en position de transmettre
à d’autres ce dont je pouvais être porteur, les « collectages », une certaine forme d’ethnologie.
Ce que fait aujourd’hui, dire L’Odyssée,
par exemple, je le fais surtout pour moi, pour apprendre. Souvent, je pense que les gens
ne sont pas vraiment prêts à entendre ça.
Ils n’ont pas envie d’entrer dans ce travail,
ils ont peur de se mettre à réfléchir. Mais je peux aussi concevoir que le seul fait de me développer est utile à la société…

Cassandre : L’écrit peut aussi servir à transmettre l’oralité ?

B. S. Lorsque j’ai commencé à m’intéresser à
ces questions, j’étais un vrai militant anti-livres, anti-écriture, j’accusais l’imprimerie d’avoir détruit les civilisations orales et la transmission directe. Mais un moment est venu où j’ai compris que la situation de péril culturel était telle que tout était bon. Et que le combat pour sauver le livre était du même ordre que celui que nous menions pour sauver la parole et l’oralité.
Les civilisations sont toujours duelles. Pendant que les armées espagnoles exterminaient les Incas ou d’autres, d’autres sauvaient les objets culturels de ces peuples. Il y a une double action simultanée, et s’il n’y avait pas eu le livre, ces choses auraient complètement disparu.
Par ailleurs, l’écriture elle-même peut témoigner d’une oralité à peine audible. Je pense
à Proust ou à d’autres… La musique demeure dans les signes visuels et elle témoigne
d’une parole née d’un cerveau, qui a résonné dans un corps. Il y a un concours de transmission de la pensée, à travers le signe visuel et
le signe sonore qui s’expriment dans des espaces différents. Les mots s’écrivent comme une vraie partition. La page, le livre, est un espace où la parole sonore circule. Lorsqu’un universitaire s’exprime, il visualise sous forme écrite ce qu’il est en train de dire, et, en sens inverse, en voyant une pensée écrite on peut envisager la façon dont elle a été conçue.