Dessins d’enfants, fantasmes d’artistes

Par Céline Delavaux

« Le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté. »
Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne

L’art enfantin renvoie à une question essentielle : si tout le monde possède
des facultés créatrices, la socialisation n’empêche-t-elle pas cette créativité innée de se manifester librement ? Pourquoi s’arrête-t-on de dessiner ? Une question indirectement relancée par la récente prolifération des ateliers pour enfants.

Un fil rouge secret court sous les ruptures esthétiques. La création enfantine, comme l’art primitif ou asilaire, est pour l’art moderne une source d’inspiration aux vertus régénératrices. Matisse, Picasso, Mirò, Klee, Kandinsky, Dubuffet, Michaux, lui ont fait des emprunts explicites. L’intérêt pour le primitif (le sauvage, l’enfant, le fou) se situe du côté d’un désir de renouveau, il est lié à un fantasme de l’origine de l’art, une origine mythique, hallucinée. L’intérêt pour le dessin d’enfants s’inscrit dans le sillage du mythe d’une enfance de l’art en quête d’un regard vierge. En 1912, des dessins d’enfants s’affichent aux côtés de reproductions d’art populaire et primitif dans les pages de l’Almanach du Blaue Reiter réalisé par les expressionnistes Kandinsky et Macke. Kandinsky voit l’art enfantin comme une expression intuitive directe de l’essence des choses. August Macke se le demande : « Les enfants, qui créent directement à partir du mystère de leurs sentiments, ne sont-ils pas plus créateurs que l’imitateur des formes grecques ? » Il y a dans l’éloge du dessin d’enfant la volonté de se libérer des formes du passé, un appel aux fondamentaux de la nature humaine. En 1919, Max Ernst organise une exposition Dada à Cologne, où il expose, aux côtés de ses œuvres et de celles d’artistes d’avant-garde, dessins d’enfants, objets trouvés et productions d’individus dits aliénés. Pour les dadaïstes, cette attention portée aux productions marginales s’inscrit dans une contre-culture non compromise dans le carnage auquel se livre alors le monde occidental. Dans les années vingt, Paul Klee accorde un rôle déterminant aux travaux des enfants qu’il donne pour modèles à ses étudiants du Bauhaus. Il introduit ses propres dessins d’enfant dans le catalogue de ses œuvres : « Je veux être un nouveau-né, ne sachant rien de l’Europe, ignorant les poètes et les modes, presque un primitif. » Recherche d’une naturalité refoulée, d’une vérité de l’acte créateur ; d’une mise au jour des mécanismes de la création. En 1943, Picasso, visitant une exposition de dessins d’enfants, déclare à Brassaï : « Quand j’avais leur âge, je dessinais comme Raphaël, mais il m’a fallu toute une vie pour apprendre à dessiner comme eux. » Apprendre à désapprendre, se débarrasser des moyens acquis, se libérer du talent… La gratuité, le sens de la fête, l’instantanéité de l’invention qui caractérisent l’enfance, l’art contemporain les redécouvrira dans le happening, l’Action Painting et les manifestations d’anti-art. Valoriser l’art enfantin, ou l’imiter, est un moyen de commenter la condition adulte et de critiquer les institutions éducatives. Dans le premier Manifeste du surréalisme, Breton parle de l’enfance « massacrée par le soin des dresseurs » ; plus tard, Céline déclare : « Il faut un long effort de la part des maîtres armés du Programme pour tuer l’artiste chez l’enfant. » Jean Dubuffet, rejetant le musée et l’enseignement académique, souhaite revenir au point zéro de la création. Le dessin d’enfants devient exemplaire : « Les enfants sont hors le social, hors la loi, asociaux, aliénés : justement ce que doit être l’artiste. » En 1945, il expose des dessins d’enfants au Foyer de l’Art Brut. Mais il revient vite de cette illusion de l’innocence et de la pureté de la création enfantine : « L’enfant comme sl’adulte est en quête d’applaudissements et enclin à orienter son ouvrage dans le sens qui convient. » Quand les enfants dessinent, ils imitent les adultes et se conforment donc, comme eux, à des modèles. Le milieu dans lequel se développe l’enfant, c’est l’univers adulte. Cet univers agit sur lui comme tout contexte social, en l’enrichissant, en le conditionnant, en l’aliénant. Michel Thévoz, ancien conservateur de la Collection de l’Art Brut, exégète de Dubuffet, travaille depuis les années soixante-dix sur les productions de marginaux qui ont échappé au « dressage éducatif ». Il mène un travail sociocritique revigorant à l’encontre de l’Institution (culturelle, scolaire, psychiatrique…) : Pour lui, « le conditionnement sélectif nommé éducation consiste à bloquer certaines aptitudes et à en surdévelopper d’autres selon une répartition qui obéit aux exigences socio-économiques de la civilisation occidentale ». Notre culture se caractérise par une mise en latence généralisée des pulsions artistiques. Dans cette perspective, l’artiste est « une sorte de rescapé », « un individu qui fait exception à la règle de stérilité créatrice », règle qui engendre une inhibition collective. L’essentiel des travaux sur le dessin d’enfants s’inscrit dans une optique psychopédagogique. Cette relégation hors de la sphère artistique dissimule un interdit sur la question du plaisir : une œuvre d’art ne saurait être issue d’une pure dépense ! Les travaux des psychanalystes, psychologues et pédagogues (Klein, Piaget) ont permis de différencier des stades dans le développement mental de la prime jeunesse. On s’est aperçu qu’à chacun de ces stades correspondait un système de figuration spécifique. Mais la perspective reste « adultocentrique », selon l’expression de Thévoz : on y a vu des étapes vers un accomplissement final ; l’enfant est transformé en mécanisme d’adaptation. Mais on est passé d’une interprétation en termes de déficit à une idéalisation, autrement dit « d’une incompréhension iconoclaste à une surcompréhension débilitante ». Les ateliers d’art enfantin se multiplient, engendrant selon Thévoz une « normalisation » de l’expression graphique. Le pouvoir créateur attribué à l’enfant tend à se réduire au mythe construit par l’adulte comme contrepartie à sa propre stérilité. Thévoz conclut que « l’expression enfantine est en voie d’aliénation totale à ce mythe, stade suprême de l’adultocentrisme ». Le conditionnement s’opère pour l’essentiel par l’école. Lorsque l’enfant parvient à l’âge scolaire, on assiste souvent à une diminution de sa production graphique. L’écriture, jugée plus « sérieuse », chasse le dessin, et enclenche le processus de socialisation. D’abord effectué pour le plaisir, le dessin devient peu à peu une activité dont le sérieux a pour contrepartie l’accès à l’univers adulte. Les ateliers, créés parallèlement à l’école, dans le but de permettre à l’enfant l’épanouissement de ses facultés créatrices, soulignent un manque, une faille dans l’enseignement artistique.