Josef Nadj – Voyage en Woyzecke

Par Myriam Blœdé

L’écriture de Josef Nadj est une écriture de la catastrophe. Le temps y est arrêté, suspendu dans l’imminence, dans l’effrayant silence qui précède. Figé à l’instant précis où elle survient. Condamné à bégayer après-coup, dans le hurlement de bête qui succède. Le temps s’est arrêté au bord de l’événement, toujours à venir, toujours imprévisible, toujours déjà passé.

 

Soumises au régime de ce temps anachronique, les pièces de Nadj sont le reflet d’un monde en lambeaux où l’espace, les objets et les êtres – toute une humanité, un bestiaire fantastiques – se font et se défont, surgissent et se disloquent, disparaissent sous nos yeux. Arrêtés, eux aussi, dans un mouvement perpétuel et dans un processus d’incessante mutation. Comme les pièces d’une machine affolée, qui s’alimenterait d’elle-même et ne produirait que son propre mécanisme. Activité réflexe d’un corps décérébré.

Pourtant – on sait l’infinie douceur suggérée par le film muet d’une catastrophe, avalanche ou explosion atomique… -, ce monde n’est dénué ni de charme ni de légèreté. On y travaille, certes – société désœuvrée se livrant sans répit et avec un sérieux mortel à d’absurdes occupations. Mais on y perçoit aussi les échos d’une fête, la langueur d’une fin de banquet, une certaine ivresse qui échauffe les esprits et fait vibrer les corps. Éclats de rires, jeux d’enfants. Notes de musique échappées d’un orchestre au loin – cordes, percussions, bois et cuivres.

Hoquets, brouhaha où l’on croit discerner des bribes de paroles, épopées familiales, récits héroïques ou contes merveilleux.

Aucune violence apparente. Ne seraient les accidents de rythme (apnée, palpitations), ne serait l’infranchissable distance au travers de laquelle les images et les sons nous parviennent, rien ne perturbe cette idyllique projection mentale. Et l’on s’émerveille, sans en être autrement surpris, de la fugitive métamorphose d’un être humain en fauve ou en griffon. Et l’on admet volontiers qdune femme, petite sainte ou sorcière, s’évanouisse dans les airs, que le corps d’un homme enfle exagérément ou se mette à rétrécir, qu’une maison entière se plie aux dimensions d’un cercueil ou d’une boîte d’allumettes, qu’un pan de mur coulisse, pivote, se soulève, découvre un autre mur qui s’ouvre à son tour sur l’intérieur d’une armoire, une chambre ou un bordel.

Arraché au temps ancien de la modernité naissante, aux premières lueurs du xxe siècle, ce microcosme se situe là où l’Occident bascule dans l’Orient. Nous sommes aux confins de l’ex et de l’actuelle Yougoslavie, à quelques kilomètres de la Hongrie et de la Roumanie, sur la rive occidentale de « ce paresseux Nil Magyar (1) » qu’est la Tisza, à Kanijza précisément, petite ville de Voivodine où est né Josef Nadj. Et où il a grandi dans la tradition d’un art oratoire tout particulier, mélange de rire et de douleur, de drame et de dérision, qui est aussi « une certaine attitude, un certain regard porté sur le monde (2) ».

Un peu comme sa voisine, la Subotica de Danilo Kis, comme le Shiboush d’Agnon ou Nymburk, La petite ville où le temps s’arrêta de Bohumil Hrabal, Kanijza est pour Nadj un foyer, une source vive, une mine inépuisable. Avec ses histoires vraies et ses légendes, ses personnages réels ou mythiques, ses souvenirs vécus et hérités, elle est partout présente, ombre tutélaire de son œuvre plastique et scénique.

Il l’a célébrée dans ses premières pièces, Canari pékinois (1987) et Sept peaux de rhinocéros (1988), il y est revenu avec Les Échelles d’Orphée (1992). Cependant, il a éprouvé le besoin « d’élargir ses cercles », de « compléter ce matériau très riche et très important ». La littérature est alors devenue ce complément naturel. Car Nadj voit dans la lecture « une manière de vivre, de se charger ».

Il est d’abord resté proche de ses racines. Avec les poètes hongrois Gyula Kodolanyi (auteur du livret de La Mort de l’empereur, 1989) et Otto Tolnaï (Les Échelles d’Orphée). Avec Danilo Kis, Géza Csath (dont la vie et l’œuvre lui ont inspiré Comedia Tempio en 1990) ou Vojnich Oskar Anatomie d’un fauve, 1994), qui tous « décrivent les mêmes univers, qui continuent à exister même si le mode de vie a changé ». Puis il s’est tourné vers Borges (Les Commentaires d’Habacuc, 1995), Dante et Beckett (Le Vent dans le sac… 1997), Kafka tout récemment (Les Veilleurs, 1999). Et Georg Büchner.

1. « Franchir la Tisza, ce paresseux Nil magyar, comme l’appelle Mikszat, dans le soir sombre et fade, est quelque peu désagréable : c’est comme quitter une contrée où on se sent chez soi pour entrer dans un pays étranger » Claudio Magris, Danube (1986), trad. J. et M.-N. Pastureau, folio / Gallimard, 1991,p.392.

2. Ce propos et l’essentiel des citations qui suivent, sont extraits d’un entretien avec Josef Nadj, en février dernier.