Cassandre : Lorsque l’on se pose la question de la place de la place de l’art dans le mouvement de la société et en particulier celle de l’« outil-théâtre », on peut se demander qui peut créer quoi, à partir d’où et à l’intention de qui ?
Didier Lapeyronnie : Nous avons inventé cette notion, issue des Lumières, d’un art à vocation de transcendance universelle, dans le cadre de cette grande mythologie de la démocratie universelle. Notion qui nous permet de transformer en objets d’« arts » des objets extérieurs à notre culture, que nous ne savons pas catégoriser en fonction de leur milieu culturel d’origine, comme ça a été le cas avec l’Afrique noire. À l’intérieur même de notre société, nous percevons les objets venant de la « marge » comme étant partageables par chacun… Notre référence idéale, lorsqu’on parle d’expressions issues des quartiers ou des banlieues, c’est d’atteindre une forme d’art qui s’adresse à tous, ce qui pose problème quant à la nécessité de créer des identités contre la culture « officielle ».
Mais nous ne résoudrons certainement pas non plus la question en enfermant chaque forme issue d’un milieu particulier dans un secteur : « un style/un public »… La fonction collective de l’art et du théâtre en particulier serait alors totalement désactivée.
Comment tenter de résoudre cette contradiction entre la nécessité pour certains de construire des identités spécifiques, et notre conception « universelle » de l’art ?
D.L. : Ce que l’on appelle « art » en règle générale, c’est la représentation du sujet. Si le sujet est divin, on obtient des formes d’art reliées au divin, si le sujet est la communauté on obtient une forme d’art qui représente la communauté, une façon de mettre en scène la communauté. Dans le monde des Lumières, la définition de Diderot c’est la rationalité, et celle de Rousseau et des romantiques c’est la moralité du sentiment.On nous dit : « le sujet est universel ». Or, la société occidentale contemporaine est sortie de ce monde de l’universalité. On se rend parfaitement compte que le langage de l’universel, c’est le langage du dominant. Les idées universelles sont toujours celles du dominant. L’image que nous avons aujourd’hui du sujet n’est plus une image divine, ni communautaire, ni rationnelle. Elle est devenue personnelle. Ce qui nous importe c’est la capacité de chacun à vivre sa vie, et à se définir de façon autonome. Lorsque vous allez dans une banlieue, que disent les gens ? « On m’empêche de vivre », « on m’a cassé », « on me prend pour un rat », etc. Il y a toujours cette idée que le sujet possède un certain nombre de potentialités humaines pour réaliser sa vie, et qu’il est soumis à une situation ou à des rapports sociaux qui l’empêchent de les développer. Si l’on entrave la réalisation en tant que sujet, il reste deux solutions : soit sur-identification au modèle dominant, à la consommation – vous obtenez alors tous ces gamins qui consomment tout ce qu’ils peuvent – soit renoncement au modèle et repli sur l’identité communautaire, « tribale ». « Puisque je n’ai pas droit à la consommation, hé bien je vous emmerde et je deviens fondamentaliste, Front national où ce que vous voudrez… » La fonction artistique est aujourd’hui éminemment politique.
C’est sa capacité de mise en scène du sujet personnel, d’ouverture de l’espace d’un sujet qui ne soit ni communautaire, ni sociétal, ni divin, mais strictement personnel. Cela permet aux gens de prendre suffisamment de distance pour se « désidentifier », à la fois des modèles de consommation et des tentations communautaires. Le principe d’une bonne intervention artistique consiste à créer un espace autonome pour développer son propre langage.