Propos recueillis par Saïd Benchaba
Après des études de lettres, de sciences politiques et d’histoire de l’art, Alain Rey entreprend en 1967 à la demande de Paul Robert la réalisation du Petit Robert, dont il est aujourd’hui directeur éditorial. Il est notamment à l’initiative, en 1992, de cet extraordinaire outil qu’est le Dictionnaire historique de la langue française. Grand érudit en matière de théâtre, l’homme est en prise directe avec son époque puisqu’il anime aujourd’hui une chronique radiophonique, et se trouve être plus que jamais passionné par l’évolution historique du rapport des arts de la scène avec la société. Toutes ces qualités ont fait que n’avons pas résisté au plaisir de lui poser quelques questions sur ladite évolution.
Cassandre : Au début de ce siècle, les expériences de théâtre « populaire » menées par des irréductibles comme Maurice Pottecher à Bussang, Firmin Gémier et son « théâtre populaire ambulant », ou même Copeau avec son « tréteau nu » en réaction au mercantilisme ambiant comme au réalisme d’un Antoine, sont remarquables parce que rares. Aujourd’hui l’expression est devenue désuète… La montée de la bourgeoisie au XIXe siècle a-t-elle accéléré en France le déclin d’un théâtre dit « populaire » ?
Alain Rey : De tout temps, il y a eu une forme populaire et une forme réservée aux classes aisées… L’histoire du théâtre a toujours ménagé une opposition entre un théâtre « spontané », qui utilise des formes de langue qualifiées de « populaires », et un théâtre plus citadin, fixé à Paris, comme par exemple celui de Racine. Il y a eu des farces ou des comédies à l’italienne qui étaient même souvent sans langage au XVIIe siècle, ou la parade de foire au XVIIIe… Tout cela s’adressait à un public peu fortuné, et c’étaient souvent des troupes itinérantes.
Racine s’adressait plutôt à l’élite, avant d’entrer au service de Louis XIV…
Comme historiographe, à cause de l’échec de Phèdre… Le sujet est en effet un peu hardi, et la force du traitement n’est pas passée… Tous les grands de l’époque ont eu des ennuis… Louis XIV avait des goûts intelligents, mais ses exigences idéologiques provoquaient régulièrement des accrochages, il y a eu l’histoire de Tartuffe… Le classement social du théâtre dit « populaire » est d’abord une question de langage. Le théâtre poissard, au XVIIe, était faussement populaire mais il plaisait quand-même aux ruraux, les mots leurs rappelaient des choses qui leur étaient proches. Quand Molière fait parler des paysans, c’est une hardiesse mais cela existait, c’était possible. On assiste au croisement de deux tendances : l’une hiérarchiquement supérieure et l’autre, de diffusion plus générale. Mais cela prend un sens différent à chaque époque, et à chaque époque la société s’est structurée différemment. Cette opposition des formes d’expression du théâtre se ressource au XIXè siècle, la bourgeoisie prend le relais dans la prise en charge des artistes. Auparavant, c’était l’aristocratie ou la cour.
Ne peut-on pas tout de même avancer l’idée que le « peuple », jusqu’au XIXe siècle, allait plus volontiers au théâtre ?
Oui, certainement. Les comédies, pleines de force et de vivacité, faisaient fonction de distraction pour toute une classe analphabète. C’est un élément très important, car lorsqu’on ne sait ni lire ni écrire, le théâtre est un excellent recours pour avoir accès à des thèmes littéraires. A partir du moment où tout le monde, ou presque, sait lire et écrire, ce n’est plus pareil. Bien plus de gens ont accès au roman. L’évolution vers une société où nous maîtrisons l’écrit modifie les comportements. Dans la clientèle du « Boulevard du crime », il devait y avoir beaucoup d’illettrés mais qui étaient cultivés, leur culture était orale. Au XVIIIe siècle, le fait d’être illettré n’était certainement pas un facteur de réussite, mais ce n’était pas non plus un signe d’« exclusion », comme de nos jours…
Les années soixante voient une renaissance du théâtre politique avec Sartre (Le Diable et le bon Dieu, Nekrassov), Camus (Caligula), etc.
Là, vous citez des intellos purs… Il y en a d’autres… Peut-être y avait-il là un créneau à occuper, mais sans doute aussi l’air était-il à la contestation et à la solidarité de certains artistes avec les prolétaires…
Le théâtre peut-il avoir une fonction sociale et être en même temps un art poétique ?
Oui, cela relève d’une forme esthétisée de la propagande. Toute la problématique a été très bien explorée après 1917, en Russie. Il s’agissait là aussi de faire passer des idées politiques, certes, mais avec une base intellectuelle (en gros, Marx plus Lénine), et de le faire passer à un public qui est, encore une fois, en grande partie illettré. Il y a aussi cette opposition, voire cette contradiction, entre une culture très élaborée, celle qui a commencé à prendre le pouvoir en Russie par « l’abstraction », les ballets russes, Mondcharova, Larionov, qui prétendait faire l’éducation du peuple, et le peuple, qui était si peu préparé que le relais a été pris par le cinéma… C’est un phénomène qu’on retrouve périodiquement. Malgré toute l’admiration que l’on peut avoir pour Vilar et les concepteurs du TNP, nombreux étaient ceux qui dès le début, à droite bien sûr, mais aussi à gauche, qui dénonçaient un théâtre qui se disait populaire mais ne pétait pas vraiment… Car à la même époque un « théâtre populaire bourgeois » existait aussi. C’était un théâtre de boulevard qui, bien plus qu’à la bourgeoisie, s’adressait aux classes sociales qui auraient aimé s’identifier à celle-ci. Au contraire du théâtre dit « populaire » par intention politique, qui est un théâtre intellectuel, les pièces que vous avez citées et beaucoup d’autres…
Vous semblez voir une opposition entre théâtre populaire et théâtre de propagande, l’un se dissimulerait-il derrière l’autre ?
Ce n’est pas si simple, théâtre de propagande c’est vite dit… La véritable opposition se situe entre le théâtre de répétitions, d’anecdotes, de situations banales dont le « théâtre de boulevard » est un représentant absolu, et le théâtre à intention esthétique et poétique, où le langage est censé déclencher un univers propre et nouveau…
L’opposition entre les formes de théâtre est une fausse opposition. Les unes comme les autres peuvent tomber dans le théâtre anecdotique. Nekrassov qui est une pièce de combat écrite directement contre les éditoriaux du Figaro, est évidemment un échec esthétique, malheureusement car ses intentions étaient politiquement intéressantes.
C’est malheureusement aussi mauvais que du Bernstein !