« L’un ne va pas sans l’autre »
Propos recueillis par François Campana
Après le rapport Rigaud, les promesses du candidat Chirac, les déclarations du Ministre, où en sommes-nous de l’Éducation artistique en France ? Jean-Gabriel Carasso, directeur de l’ANRAT (Association Nationale de Recherche et d’Action Théâtrale) fait le point sur les relations Théâtre/Éducation, les actions engagées sur le terrain, et le travail de cette association regroupant les acteurs intéressés : artistes, enseignants, formateurs, etc…
Cassandre : Qu’est-ce que l’ANRAT, et quel est son rôle ?
Jean-Gabriel Carasso : C’est une association qui rassemble des militants du théâtre et de l’éducation, des enseignants qui s’intéressent au théâtre, et des gens du théâtre qui s’intéressent à l’éducation. Ces gens militent pour développer des pratiques, mais aussi pour réfléchir sur le sens de ce qu’il font, et dans quel contexte. Nous menons un double combat : sur les rapports du théâtre et de l’éducation, dans les deux sens, pas seulement sur les pratiques théâtrales dans l’éducation, mais aussi sur la façon dont les jeunes spectateurs peuvent aller au théâtre, et sur le rôle joué par les institutions. Parallèlement, nous menons un combat plus large sur l’éducation artistique. Nous ne sommes qu’un petit morceau du puzzle. On réfléchit, on essaye d’apporter notre concours à la réflexion générale, entre autres lors des assises nationales.
Que pensez-vous de la situation actuelle ?
Nous sommes dans une période paradoxale, on n’a jamais autant parlé d’éducation artistique dans ce pays. Le Président de la République avait deux thèmes de campagne culturelle : 1% du budget de l’État pour la Culture et le développement de l’éducation artistique. Le rapport Rigaud précise que l’orientation principale à suivre, c’est l’éducation artistique, le récent livre d’Urfalino(l) dit que la politique de démocratisation a eu des effets intéressants, mais qu’elle a aussi masqué l’absence de politique de formation et d’éducation. On a analysé cela comme étant dû à la naissance du ministère de la Culture, arraché au ministère de l’Education nationale. Mais derrière ce thème de l’éducation artistique chacun met ce qu’il veut. En novembre et en décembre, cinq rencontres ont été organisées par le ministère de la Culture, uniquement par lui et non par l’Éducation nationale… Il était frappant de voir combien ce concept d’éducation artistique est exprimé de façon globale.
Si l’on parle d’éducation artistique il faut séparer trois domaines :
- premièrement : quelle pratique artistique peut-on faire à l’école avec des enfants ?
Comment un enfant, à l’école primaire, au collège, au lycée, peut-il faire autre chose qu’une heure de musique au programme, avoir une pratique, entrer dans un art – le théâtre, le cinéma, la danse ou autre chose – en en faisant. Cela pose une série de question : qui va le faire ? A quel moment ? Quel rapport entretenir avec les enseignements fondamentaux ? Quel est le rôle du partenariat, des artistes… ?. Et il y a des expériences formidables.
- deuxièmement : l’approche culturelle. Comment entrer dans l’art et le théâtre par l’initiation en tant que spectateur ? Comment faire découvrir à des jeunes qu’il existe des bâtiments appelés théâtres, des comédiens, des metteurs en scène, des œuvres, qu’on peut les comparer, faire le lien avec l’histoire, la philosophie, la politique… ? Cela pose des problèmes de programmation, de déplacement, de formation des enseignants, des médiateurs dans les théâtres, de jumelages. Ce sont des réflexions qui amènent d’autres types de questions et d’autres réponses.
- le troisième aspect est la pratique volontaire du théâtre. Se pose alors la question des troupes amateurs, soit dans des lieux spécialisés, comme pour la musique ou la danse, soit dans les conservatoires municipaux ou régionaux. On peut vouloir jouer d’un instrument par un acte volontaire, soit parce que sa famille l’a décidé, soit parce qu’on souhaite former un groupe de rap, etc… La question de la pratique amateur va au-delà du milieu scolaire, c’est une troisième question : celle du rôle des collectivités locales et du suivi du ministère de la Jeunesse et des Sports. Où se situe la pratique ? Doit-elle se rattacher au ministère de la Culture ?
À mélanger ces trois choses, on ne sait plus de quoi on parle et on fait des effets d’annonce politique. C’est ce qui s’est passé au mois de novembre quand dans Le Monde, un article du ministre de la Culture annonçait qu’il allait donner un milliard pour l’éducation artistique. Il s’agissait en réalité de mettre en place six ou huit instituts supérieurs de musique et de danse dans le paysage français, c’est-à-dire des lieux de formation pour des amateurs éclairés. Je n’ai rien contre les instituts et les conservatoires, mais ce n’est pas là que l’on va résoudre le problème démocratique. Il faut clarifier ces trois thèmes, mais aussi le rapport du ministère de la Culture avec celui de l’Éducation nationale. C’est la deuxième question. On ne pourra pas en faire l’économie. La DDF freine des quatre fers pour avoir le moins de relations possibles avec l’Éducation nationale.
Pourquoi ? Pour faire des économies ?
Je ne crois pas. Il n’y a pas beaucoup d’argent, les crédits de la DDF concernant l’éducation artistique sont remis en cause en permanence, les choix ministériels sont de mettre le paquet sur des projets de quartier, sur des sites expérimentaux. C’est la vitrine. Ce travail nécessite du temps, de la durée, de la discrétion. C’est politiquement moins utilisable à court terme. La politique de partenariat efficace et dynamique entre le ministère de la Culture et l’Éducation nationale n’est pas totalement estompée. Mais elle se dirige plus vers une dynamique de conflit que vers un vrai travail de collaboration.
Il y a pourtant une convention entre l’Éducation nationale et la Culture.
Il y a eu des conventions, et le protocole de 1993 a mis en place des sites expérimentaux. Tout cela existe, mais avec très peu de moyens et d’énergie. Le problème de l’éducation artistique, c’est la quasi schizophrénie entre les déclarations et les actes. Du point de vue de la conceptualisation, personne ne sait quoi faire. Et les gens qui travaillent là-dessus ne s’adressent pas vraiment à ceux qui font le travail depuis dix ans pour participer concrètement à l’élaboration des choses.
Il y a une perte financière du côté des troupes du fait de la baisse des crédits. Et par ailleurs on a toujours manqué, dans l’éducation artistique, de gens pour assurer les classes spécialisées…
Il n’y a pas assez de crédits pour tout, pour la création en général, pour les spectacles. Ce qui est menacé ce n’est pas ce qui est institutionnalisé, comme les classes théâtre qui passent le bac, c’est tout le reste. Ces vingt dernières années ont vu l’institutionnalisation progressive d’un travail militant. Certains se contenteraient de quelque 200 lycées ayant un bac théâtre. Pas nous. Une de nos priorités, c’est de travailler du côté de l’école primaire où il se passe très peu de choses, ou du côté de la formation des enseignants, dans les IUFM (2).
S’il n’y a pas un renouvellement des cadres, il y aura essoufflement. Comme pour la formation des comédiens et des metteurs en scène, il y a un énorme travail à faire là aussi.
Il ne se passe rien dans les IUFM ?
Ça bouge un peu, il y a des DRAC qui discutent avec certains IUFM. À Amiens, ils ont fait un travail formidable… Mais les IUFM n’ont pas de vraie politique, chacun fait ce qu’il veut. Il faudrait enquêter là-dessus. Quand on touche les jeunes enseignants sur ces questions, ils sont très contents, mais ceux qui iront dans les lycées et les collèges n’auront pas de moyens pour travailler. Il faut choisir les priorités, et prendre du temps. Il ne faut pas faire d’effet d’annonce et de politique autour..
Vous parliez du travail fait à l’ANRAT, c’est une sorte d’observatoire des politiques théâtrales et culturelles ?
L’ANRAT est née en 1983 de la volonté de quelques militants du théâtre et de l’éducation. Il y avait à l’époque toutes sortes d’expériences réparties un peu partout, ateliers, PAE, etc. C’était le début de la première convention entre les deux ministères. Les ateliers de pratique artistique globale n’existaient pas. Les gens qui étaient des militants du rapport théâtre et éducation se sont rassemblés. Le travail de l’association pendant dix ans a été d’ouvrir les portes et de faire sortir ce thème de sa marginalité. C’est un travail d’observation, d’information et de réflexion sur le sens de ce qu’on fait. Nous avons toujours mené un travail de recherche et de propositions. Nous avons ouvert une série de chantiers de réflexion qui aboutissent à des publications, des films, y compris au niveau international