Propos recueillis par Nathalie Bentolila
La réduction du budget de la culture et la refonte du statut des intermittents du spectacle ont cristallisé ces derniers mois le désarroi et la colère de nombreux artistes. Investissant la rue pour dire leur désaccord avec une société de plus en plus soumise à des impératifs de rentabilité économique, deux exemples de gestion de la vie publique – l’un national, l’autre municipal – les ont amenés à étendre leur mobilisatoin à des luttes plus “politiques”. Qu’il s’agisse du projet de loi Debré ou de “l’affaire Paquet” à Châteauvallon, les prises de position des artistes ont émergé dans une apparente unité. Nous avons voulu recueillir sur ce sujet le point de vue de Robert Abirached, Directeur du Théâtre et des Spectacles au ministère de la Culture de 1981 à 1988. Pour lui, la lutte des classes au sein du théâtre existe bel et bien…
Cassandre : La question de l’intermittence ne peut être détachée de la baisse des financements publics : plus on affaiblit les structures en leur imposant des mesures budgétaires restrictives, plus cette précarisation se répercute en termes d’emploi. Comment gérer de concert ces deux dimensions d’une même situation dans notre système actuel ?
Robert Abirached : C’est en effet compliqué, car la situation des intermittents ne dépend pas du ministère de la Culture. Et le véritable subventionneur du théâtre en France, ce n’est pas lui mais le ministère du Travail et des Affaires sociales. Le ministre de la Culture ne peut donc pas rester en suspens comme un arbitre de ping-pong, ce qu’il est aujourd’hui : il fait comme s’il avait du pouvoir, il n’obtient que des sursis.
Si on veut un théâtre, un cinéma, une création qui ne réponde pas avant tout à des critères commerciaux, il faut accepter une situation dérogatoire pour les intermittents du spectacle. C’est une question qui traîne depuis six ou sept ans. On l’a toujours repoussée en posant des rustines, sans l’attaquer de face dans une négociation. On s’aperçoit d’ailleurs que le théâtre tient une place minime par rapport à l’ensemble des intermittents concernés. Il y a quelques années, on a demandé à Jean-Pierre Vincent de faire un rapport sur la question, il a formulé des propositions, par exemple de créer un observatoire pendant deux ou trois ans, de favoriser une meilleure rentrée des cotisations, de pourchasser le travail au noir, mais on n’a pas avancé d’un centimètre. Il est nécessaire d’élucider une fois pour toutes cettesituation, en négociant et en proposant une méthode de travail : qu’on nous dise, dans un contexte de baisse constante, quel ministère serait prêt à assumer la compensation du déficit, à quelle hauteur, et quand elle serait budgétée. On ne peut pas continuer de gouverner par de bonnes paroles…
Le budget de la culture n’a cessé de plonger depuis le fameux 1 % de 1993 : 0,93 % en 1994, 0,91% en 1995, 0,88% en 1996, 0,79% en 1997, sans tenir compte de l’élargissement des compétences (Chiffres de la Loi de Finance Initiale, en % par rapport au budget de la nation). Dans un contexte de crise généralisée, il est compréhensible que tous les budgets subissent une cure d’amaigrissement… La ceinture vous parait-elle plus serrée dans le milieu culturel ?
Serrer la ceinture, ça veut dire traquer les gaspillages, les dépenses inutiles, les fonctionnements abusifs, les rentes de situation… C’est aussi légitime qu’appeler les institutions à une gestion publique saine, et Dieu sait que le théâtre public, en la matière, a du aussi balayer devant sa porte… Mais si on se met à toucher à l’essentiel, ça n’a pas de sens. Je ne veux pas faire de critique sur trois millions de plus ou de moins. Le vrai problème, c’est que le budget est devenu insaisissable pour plusieurs raisons. Il est frappé en-cours d’année de multiples collectifs budgétaires. On gèle des crédits, on ne sait pas si ça se dégèle… Les gels vont-ils se transformer en annulations budgétaires ? Si oui, comment vont-elles être réparties ? On ajoute à chaque budget des apports nouveaux en oubliant de préciser qu’ils correspondent à des déplacements ou à des élargissements de compétences : écoles d’architecture, cafés-musique… Il faudrait aussi tenir compte du fait que quand un gel se poursuit jusqu’au mois d’octobre suivant, ça équivaut, à peu de choses près, à une suppression. Notez enfin qu’on ne touche pas à ce qui est voyant, aux institutions importantes. C’est dans les souterrains du budget qu’on découvrira que telle ligne a baissé de tant. Tout ça entretient le flou, on ne peut plus se fier au budget voté.
Mais mes reproches ne portent pas simplement sur la baisse. Il y a une phrase, qui vient de l’Evangile mais ce n’est pas une raison pour ne pas la citer : « Que ton oui soit oui, que ton non soit non ». La gravité de la situation tient au fait que ces réductions ne sont pas assumées, qu’elles sont brouillées et que le Ministère finit par dire le contraire de ce qu’il fait dans la plupart des cas.
Les théâtres, compagnies, entreprises artistiques et culturelles sous forme associative ont toujours bénéficié d’une fiscalité particulière, notamment sur les subventions qu’elles perçoivent. Or aujourd’hui, on assiste à une fiscalisation croissante de ces entreprises. A Montluçon par exemple, Les Fédérés se sont vus imposer la TVA sur la valeur locative du bâtiment prêté par la ville. Les contrôles fiscaux se multiplient, portant y compris sur l’assujettissement à l’impôt sur les sociétés. Comment analysez-vous cette tendance ?
C’est le Ministère des Finances qui établit les fiscalités, et il n’a pas besoin pour cela de consulter le ministère de la Culture ! Pendant un certain moment, le ministère de la Culture avait obtenu des arbitrages qui lui étaient favorables auprès du Ministère des Finances, mais il est en train de perdre tout prestige auprès des véritables décideurs. Il est redevenu un nain pour Bercy. Le ministre de la Culture ne peut que déplorer, vertueusement, une telle situation. Simplement il faut savoir où est le pouvoir. La force de Lang consiste d’abord à avoir imposé des budgets à la fois amples et cohérents.
Ce serait donc aussi une question de personnalité du Ministre ?
Le poids d’un Ministre ne dépend pas uniquement de ce qu’il fait, mais de la manière dont il arrache des arbitrages. Il est clair que le prestige de ce ministère est en perte de vitesse constante. Lorsque Philippe Douste-Blazy va à Châteauvallon, prend position fermement contre la politique du Front National, et que le Président de la République refuse de renvoyer le préfet du Var, ne me dites pas que ça contribue à affermir sa position !
Pour l’ANRAT (Association Nationale de Recherche et d’Action Théâtrale), dont vous êtes président, la réduction budgétaire prend des allures de saignée…
Le budget de l’ANRAT est passé de 600 000 francs il y a trois ans à 150 000 francs aujourd’hui : ils ont eu une première réduction de 50% par la Délégation au Développement et aux Formations, et elle vient de leur notifier une nouvelle coupe de 50%. Or, si on voulait créer une agence pour faire tout ce que fait l’ANRAT, les publications, les colloques, les rencontres, les mises en rapport des uns et des autres, le travail sur la francophonie, ça coûterait vingt fois plus cher. Le Ministère fait comme si l’art pouvait réduire la « fracture sociale », mais il réduit de 20 millions de francs le budget de la DDF, qui est en quelque sorte son « bras armé » en la matière. De toute façon l’art n’y peut rien. L’action culturelle oui. Comment voulez-vous que ce Ministère puisse faire un travail social, quand il n’a même pas la tutelle des 4000 MJC, au niveau desquelles un vrai travail de proximité peut se faire ? Il pourrait aussi réclamer la tutelle du théâtre amateur, toujours dépendant de Jeunesse et Sport.
La visibilité dans les médias de la mobi1isation des artistes s’est récemment amplifiée, du fait de leur engagement conjoint contre les lois Debré et la montée du Front National. Pensez-vous que cette unité soit réelle ou seulement apparente ?
Quand elle porte sur des points vitaux, elle est réelle. Cette solidarité serait sûrement menacée s’il était question de répartition de crédits, d’opposition entre petits et grands. A Châteauvallon, on se bat sur l’indépendance d’une entreprise culturelle, dans une mission de service public. C’est un symbole vital pour la continuation de la vie artistique dans ce pays. C’est le rôle des artistes de mettre en garde contre ce type de dérives.
Quand on voit ce qui se passe à Châteauvallon, la culture nous apparaît clairement comme une forme de résistance. Or aujourd’hui il semblerait que la résistance passe davantage par le discours que par la création de formes esthétiques. Le théâtre proprement « politique » serait-il en perte de vitesse ?
Il y a des formes à inventer en matière de théâtre politique, on ne peut pas dire que cette forme soit morte. Je connais des artistes qui font du théâtre politique mais ils ne sont pas mis en épingle par les médias : le Théâtre du Hasard, le travail de La Coupole à Combs-La-Ville, et tant d’autres… Quand Gatti travaille en banlieue, il peut y avoir des échecs mais aussi des réussites artistiques : je ne parle pas là de réussites sociales. Je le précise car à chaque fois qu’on vous cite un travail qui a une incidence politique, on nie sa dimension artistique. La « bande des 20 » a figé une fois pour toutes les critères de l’artistique, de Peter Stein à Patrice Chéreau, du Théâtre National de Rennes à Milan : la fabrique européenne de théâtre, avec quelques américains. C’est aussi de là que vient la crise. Il y a une véritable lutte des classes aujourd’hui au sein du théâtre. Je crois qu’il faut regarder les pratiques artistiques et politiques simultanément. Heiner Müller n’était-il pas profondément politique ? Pourtant son oeuvre est éminemment contemporaine. Une pièce comme Décadence de Steven Berkoff est politique, mais pas dans les normes des années cinquante.
Quand vous employez le terme de « théâtre politique », que mettez-vous derrière ?
Un théâtre qui représente de façon critique et pour la transformer, la vie du monde où nous sommes. Vous avez toujours eu de l’agit-prop, des choses plus spécifiquement politiques. Mais aujourd’hui il n’y a plus de slogan autour duquel on puisse rassembler les gens. Ceci dit le théâtre politique ne s’est jamais confondu avec le théâtre d’un parti.
Ce qui m’intéresse, c’est de voir quels sont les germes d’avenir dans le présent, ce n’est pas de revenir sur ce qui n’existe plus. Par exemple : que va donner le théâtre de rue ? Que signifie-t-il d’un point de vue idéologique ? Peut-il y avoir un théâtre de rue plus politique ? On a vu apparaître un théâtre d’objets et de figures. Quand on en parlait en 1990, personne n’y prêtait attention, mais aujourd’hui cette forme tient une place importante. Comment comprendre ces évolutions ? Ce dont j’ai assez au théâtre, ce sont les spectacles qui ne procurent aucune émotion.
Ça, tout le monde le dit, c’est même devenu banal : « au théâtre, on s’ennuie »…
Et on fait de plus en plus long ! Les metteurs en scène ne s’aperçoivent même pas que le discrédit les guette. On vit sur un ressort qui n’a pas fini de se détendre, mais nous sommes à un carrefour. Le monde change, on est toujours en retard par rapport à ses mutations. Les pratiques artistiques les plus affirmées ne sont pas vouées à stagner dans la même configuration. Des pratiques nouvelles émergent, qui échappent complètement aux administratifs. La médiation entre public et producteurs ne se fait pas encore sur ces formes nouvelles. Il serait pourtant passionnant de les observer, tant au point de vue politique qu’au point de vue social.