DE LA SOCIOLOGIE AU THÉÂTRE, FIDÉLITÉS ET TRAHISONS

Patrick Champagne

Propos recueillis par Nicolas Roméas

Patrick Champagne est sociologue à l’INRA et auteur de plusieurs ouvrages, portant notamment sur la construction de l’opinion dans la société contemporaine. Il est aussi coauteur de l’ouvrage collectif La misère du monde issu d’un travail d’investigation sociologique mené sous la direction de Pierre Bourdieu, qui donna récemment lieu, comme on sait, à un certain nombre de realisations théâtrales, présentées entre autres au Théâtre de la Tempête.


Cassandre :
En dehors de ce que fait Armand Gatti, le théâtre ne tente plus guère aujourd’hui d’intervenir directement dans la société, comme il a pu le faire dans les années soixante-soixante-dix. Il se sert ici d’un travail d’analyse sociale pour le donner en pâture à la méditation des spectateurs, comme si notre rapport au monde réel ne pouvait plus se faire qu’au stade de la réflexion, au deuxième degré. Quel regard portez-vous sur les diverses opérations d’alchimie sociologico-théâtrale où les paroles recueillies deviennent matériau pour des fins artistiques, non-scientifiques (même si l’art en question concerne aussi de très près la société, nous renseigne sur le monde où nous vivons et sur qui nous sommes) ?
On peut trouver excessif, dans une période où l’on ressent fortement le désir d’un langage vraiment contemporain, qu’une équipe de sociologues, aussi talentueux soient-ils, puissent sembler remplir ce vide relatif d’auteurs parlant d’aujourd’hui avec une langue d’aujourd’hui…


Patrick Champagne :
Le phénomène reste quand même assez limité dans le champ du théâtre. Et je pense par ailleurs que ce n’est pas un hasard si c’est cette sociologie-là qui a inspiré ces metteurs en scène.
Il y a sans doute une envie de faire la même chose avec des moyens propres à chacun.
Réaliser des entretiens comme ceux qui ont abouti à La misère du monde, c’est essayer de réfléchir aux conditions sociales nécessaires pour que puisse émerger une parole « authentique ». Le travail consistait à « faire sortir » des choses qui ne peuvent pas se dire facilement.
Tout se passe dans le monde social pour que les gens aient le plus souvent un discours d’emprunt ou un discours de façade, il fallait donc créer les conditions pour qu’un discours « vrai » puisse sortir, que puissent émerger des éléments qui se trouvent à l’état de refoulé dans l’esprit des gens.
Il s’agit moins dans ce cas d’entretiens que de « dialogues sociologiques ». De situations proches de la maïeutique socratique. Une particularité importante de ce travail, qui explique peut-être l’intérêt que des non-sociologues ont pu y trouver, c’est que ce sont des entretiens de fin d’enquête. C’est à dire dans lesquels le sociologue sait beaucoup de choses sur la personne interrogée. Ces dialogues ont été menés après que nous ayons accumulé des informations sur la trajectoire sociale des personnes interrogées et sur le contexte, de façon à pouvoir comprendre les interactions entre la personne et ce contexte.
Cette façon de mener les entretiens peut aussi faire penser au travail de la psychanalyse : une personne travaille avec une autre personne en difficulté pour produire quelque chose, pour entendre ce que « ça » dit. Cela n’a rien à voir avec les enregistrements « standard » que les sociologues réalisent le plus souvent. On comprend peut-être mieux l’affinité qui existe entre cette démarche et celle du théâtre : il s’agit dans les deux cas d’un travail de création.